D'autres, "ravis" en Dieu (majdoub) seront noyés dans une sorte d'extase, souvent définitive, qui les retranchera alors des normes sociales habituelles. D'autres encore auront reçu le secret de la connaissance sans être autorisés à le transmettre, la plupart d'entre eux nous restant inconnus, même si nous les rencontrons, laisse courir la tradition populaire. D'autres enfin, ayant un degré particulièrement élevé de réalisation, hériteront d'un influx, d'un "secret intime" (sirr) et l'autorisation divine (idhn) de le diffuser autour d'eux. C'est autour de ces guides que se sont formées les grandes voies soufies, rapporte la tradition religieuse maghrébine orale. Les visages de la sainteté sont par conséquent multiples. Dans cette variété d'expressions du mysticisme, l'Algérie, comme l'ensemble du Maghreb, voit avec le temps s'installer une sorte de voie médiane, issue d'une synthèse entre raison et extase. Les principaux courants de cette tradition, caractérisés par cet équilibre, s'affirmeront notamment avec Abu Madian (Sidi Boumediene) – illustre flambeau du florilège de saints qui naquirent ou vécurent en terre algérienne. Abu Madian, dont le tombeau est à Tlemcen, au faubourg d'Eubbad, illustre l'envergure et le prestige de ces poètes qui se sont établis à Béjaïa, répandant savoirs littéraires et spirituels, fruit du croisement des deux civilisations maghrébine et andalouse. Le génie d'Abu Madian, pour ne citer que lui, a été d'opérer, aux dires de R. Brunschvicg, "une sorte de compromis heureux entre les subtilités de la mystique hispano-orientale et la ferveur rude des premiers grands soufis marocains". Les poèmes qu'il compose sont intéressants à plus d'un titre. Il proclame, dans l'un d'eux, de façon particulièrement catégorique, ce que l'école d'Ibn Arabi (1165-1240) appellera l'unité de l'existence, doctrine qu'il faut se garder de vite confondre avec le panthéisme, avertissent les spécialistes littérateurs. Extrait d'un poème d'Abu Madian (Sidi Boumediene 1126-1197) rapporté traduit par Abdelaziz Bouchaib (7) : "Dis = Allah ! Dis = Allah ! Et abandonne l'existence et ce qui l'entoure Si tu veux l'accomplissement de ta perfection Tout, sauf Dieu, si tu l'as bien réalisé Néant dans le détail, et dans l'ensemble Sache-le bien : sans Lui toute la création, Toi compris, se dissipe, s'efface..." Plus tard, et suite aux bouleversements des conjonctures historiques, un certain obscurantisme assombrit pour longtemps les cieux de la contrée maghrébine, et arabo-musulmane, en général, et quantité de personnages, plus proches du charlatanisme et de I'escroquerie que des Ouloum Eddine (sciences religieuses), et de la piété, émergèrent un peu partout, engendrant une confusion et un éloignement de ces sources d'éveil à la spiritualité. Tendance fataliste à laquelle s'opposèrent néanmoins, par la suite, d'autres esprits éclairés, alliant spiritualité et djihad contre l'occupant colonial. Comme en témoigne l'action anticoloniale et œuvre d'exégèse (fiqh), d'histoire du Grand Maghreb et des notables de Kabylie et de la Soummam, et entre autres Lettres sur le soufisme d'un remarquable cheikh Mohand Ben Amara El-Ouzladji (1842-1921), par exemple, compagnon du non moins illustre cheikh ben Haddad, tous deux adeptes de la tarîqa ar-rahmania, caractéristique des zaouïas de la région. Concernant d'autres pans des traditions orales et religieuses, il est impératif de se référer également aux travaux méritoires, dans ce contexte, des chercheurs anthropologues, littérateurs, historiens-sociologues, etc. Tels ceux, entre autres, de R. Bellil, convoquant Traditions orales, mémoire collective et rapport au passé chez les Zénètes du Gourara, de A. Ben Naoum revisitant les "Wled Sidi Cheikh" dans Un essai sur les représentations hagiographiques du Sud-Ouest algérien, de H. Tengour retraçant, concernant les mêmes acteurs, "l'ailleurs-là de l'errance" des saints fondateurs. Ou encore les apports de Y. Nacib dans un Essai d'histoire sociale découvrant dans la culture oasienne de Bou-Sâada le même cadre référentiel des saints fondateurs et des nomades et auxquels un H.Touati consacre un ouvrage entier où il utilise les récits des manuscrits valorisant son considérable ouvrage Entre Dieu et les hommes : Lettrés, saints et sorciers au Maghreb du 17e siècle (8), et qui présente ce mérite, entre autres, de nous restituer un pan important de la culture savante et littéraire liturgique maghrébo-musulmane populaire, trop souvent négligée, constituant pourtant un atout indissociable de l'histoire du patrimoine culturel plural de l'algérianité. En parfait chercheur accro, et en dépit de certains relents subjectifs caractérisant l'approche globale, Houari Touati nous éclaire de fort belle manière sur les caractéristiques anthroporeligieuses, spirituelles, psychosociologiques, éducatives et environnementales d'un paradigme socioculturel particulier qui a grandement marqué les aïeuls maghrébins. Et tout particulièrement les sphères mentales des milieux socioculturels populaires algériens, à la veille, notamment, de l'avènement bouleversant de la colonisation française qui allait chambouler de fond en comble les particularités de cette société culturalo-religieuse imprégnant pratiquement tous les actes de la vie communautaire traditionnelle. M. G. Notes (7) Cf. Abdelaziz Bouchaib, dans revue de l'ILVE de l'université d'Alger, OPU 1984) (8) Cf. Houari Touati, Entre Dieu et les hommes : Lettrés, saints et sorciers au Maghreb du 17e siècle, p. 38-40, éditions de l'Ecole des hautes études en sciences sociales – Paris 1994.