Le Dr Boudarène explique comment les charlatans s'inscrivent dans une logique de prise de pouvoir sur la population, pendant que l'Etat laisse faire. Une démarche qui est, selon lui, à l'opposé de celle des tradi-guérisseurs qui ont disparu et laissé place à ces nouveaux gourous. Liberté : La fermeture annoncée d'une clinique agréée par l'Etat et spécialisée dans la roqia, à Relizane, vient s'ajouter au scandale du complément alimentaire Rahmat Rabi. Pourtant il y a eu un grand engouement des Algériens. Qu'en pensez-vous, docteur ? Le Dr Boudarène : Je dois d'abord préciser qu'il ne s'agit pas d'une clinique. Appelez cela comme vous voulez, mais de grâce ne validez pas ce type de dérive en utilisant un vocable inapproprié pour désigner cet endroit. La sémantique est ici fondamentale. Il s'agit de la santé des citoyens et, en l'occurrence, la personne qui a ouvert cet espace n'est pas un professionnel de la santé. Il n'est pas un médecin. S'il prétend soigner des personnes, il s'engage dans rien d'autre que la pratique illégale de la médecine. C'est un usurpateur de titre, un imposteur. La loi est claire à ce sujet. Elle doit s'appliquer dans toute sa rigueur. Il faut fermer cet endroit, c'est clair, et poursuivre en justice les individus qui sont impliqués dans cette entreprise. Je crois comprendre, selon ce que vous dites, que la fermeture de ce lieu est en cours. Tant mieux. Mais, je dois dire tout de même qu'il est pour le moins étonnant que ce personnage ait fait autant de publicité autour de son entreprise alors qu'il aurait eu, il y a quelques mois, des démêlés avec la justice pour ses pratiques. Il aurait donc été "autorisé" à reprendre son activité malgré ce qui s'était produit. Quelque chose ne va pas, vous en conviendrez. L'ordre institutionnel, l'autorité de l'Etat, n'a pas l'air d'avoir fonctionné. Un médecin qui aurait fait une erreur médicale avec mort de malade aurait été emprisonné plusieurs années et interdit d'exercice. Cela n'arrive jamais avec tous ces bonimenteurs, ces charlatans, qui font pourtant beaucoup de dégâts. J'ai souvenir de cet imam de Bab Ezzouar qui a fait boire, à deux frères et sœur, adolescents, des dizaines de litres d'eau. Ils en sont morts. Cette affaire a été rapportée par votre quotidien, il y a plusieurs années. À la même période, la presse algérienne a ouvert ses pages à un personnage qui nous était arrivé de Syrie et qui prétendait guérir pratiquement tout, notamment les cancers et le diabète. Il a eu droit à un plateau de la télévision nationale et à des files interminables devant sa boutique, à Cherchell. Jamais de mémoire d'homme, il n'y a eu, dans cette ville, autant de monde devant les cabinets médicaux. Vous voyez, il y a des précédents et l'Etat a laissé se développer ce type de pratique. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi les pouvoirs publics ont livré la population à ces charlatans. Qu'on ne vienne pas nous dire que ce type de pratique donne des résultats, que les malades guérissent, parce que cela n'est pas vrai. Qu'on ne vienne pas nous dire que les Algériens sont des croyants et qu'il faut les laisser pratiquer leur foi, parce qu'il ne s'agit pas ici de la pratique de la foi ou de la religion, mais de crédulité et d'entreprise à but lucratif. Je note, en ce qui me concerne, deux choses fondamentales. Il y a abus sur les personnes qui sont en souffrance, et les pouvoirs publics, par leur inertie, se sont rendus complices d'une telle situation. Je dois souligner que l'épisode malheureux de Rahmat Rabi et l'implication dans cette affaire du ministre de la Santé et de certaines chaînes de télévision ont dû donner des ailes à ce personnage. Le premier responsable d'une institution de la République — qui plus est s'occupe de la santé de la population — se fourvoie dans une affaire de médicament qui ne l'est pas, qui est un complément alimentaire dont le diabète n'a pas besoin. Pour finir, un produit qui est retiré de la vente par le ministre du Commerce, comme si les deux commis de l'Etat ne faisaient pas partie d'un même gouvernement. Tout cela fait désordre, vous en conviendrez. Les Algériens sont-ils aussi superstitieux pour se laisser faire ainsi ? N'est-ce pas là un signe de l'égarement de toute une société, voire de tout un Etat ? Les guérisseurs traditionnels ont toujours existé dans notre société. Ils étaient là quand la médecine était absente. Ils avaient un rôle social important et la population y avait recours quand c'était nécessaire. Ces guérisseurs étaient des personnes qui avaient un savoir — empirique, il est vrai — mais un savoir qui se transmettait de génération en génération et qui était mis avec intelligence à la disposition de la personne qui souffre. Quand la médecine est arrivée, ils ont pris conscience des limites de leur savoir et ont su passer la main à la médecine moderne à chaque fois que cela devait se faire. Ils n'ont pas voulu se substituer au savoir scientifique. Cette attitude a permis à la population de se départir progressivement de ses superstitions et de faire confiance à la science. C'était en quelque sorte des personnes éclairées qui agissaient avec un esprit ouvert et un souci pédagogique permanent. Ils ne manquaient pas de prodiguer des conseils et de célébrer la sagesse. S'ils ne contribuaient pas directement — en tout cas pour un grand nombre d'entre eux —, avec le système éducatif qui se développait dans notre pays, à sortir la population des ténèbres de l'ignorance pour la mener vers la lumière et la connaissance, ils n'en constituaient pas un frein. Ce qui est malheureusement le cas avec tous ces charlatans nouveaux qui ont investi ce "fructueux créneau". Il est vrai que le peuple algérien a, de ce point de vue, amorcé une espèce de régression. Elle ne sera pas féconde si elle persiste dans cette direction. L'ignorance s'en est emparée — l'école qui a été livrée au fanatisme religieux a cessé de jouer son rôle d'éclaireur des consciences — et l'obscurantisme avec son pendant naturel, la superstition, ont fait le reste. Les guides sur ce chemin sont nombreux. Ils savent comment procéder pour éteindre la lumière dans les esprits et les plonger dans les ténèbres de l'ignorance et du charlatanisme. Ils font de la religion une caricature, et à dessein, ils "enseignent" sa lettre et occultent totalement son esprit. Il est ainsi plus aisé de faire peur et d'avoir un ascendant sur les esprits crédules pour les soumettre. Ceux-là, ces charlatans, loin de vouloir émanciper les personnes, s'inscrivent dans une logique de prise de pouvoir sur la population. Une démarche qui est à l'opposé de celle des tradi-guérisseurs que recelait notre société et qui ont aujourd'hui disparu pour être remplacés par ces nouveaux gourous. Voilà, de mon point de vue, qui est une entreprise de soumission du peuple avec, à la clé, une rémunération confortable. C'est pourquoi, le discours des pouvoirs publics doit changer et que la lutte contre le charlatanisme doit constituer une priorité de l'Etat, de tous les instants. À moins que nos responsables ne poussent volontairement le peuple à l'ignorance en le jetant dans les bras des tous ces bonimenteurs. Parce qu'un peuple ignorant est sans génie. Il est plus facile à "diriger". Entretien réalisé par : FARID BELGACEM