Fondateur de l'Union démocratique et sociale (UDS), un parti non agréé, Karim Tabbou, ancien premier secrétaire du FFS, évoque, dans cet entretien, les enjeux liés aux prochaines élections législatives et l'avenir de la CLTD. Liberté : Quelle évaluation faites-vous du climat politico-économique dans lequel interviennent les élections législatives prévues dans moins de trois mois ? Karim Tabbou : Le climat social est très tendu, il est chargé de périls et d'inquiétudes alors que la violence s'installe durablement dans la société. Elle est au cœur des rapports sociaux : violences dans les universités, dans les stades, dans les écoles, sur les routes et dans les espaces publics. L'autorité de l'Etat s'efface au profit de gangs et de "baltaguia" qui imposent leur diktat dans les quartiers, dans les marchés et dans les espaces publics. Les citoyens se retrouvent soit rackettés par l'Etat qui leur impose toute sorte de taxes et d'impôts, soit par des bandes de racketteurs dans les parkings, devant les hôpitaux et autres édifices publics. Cette image est triste, mais hélas, elle est bien réelle ! Sur le plan politique, c'est la profusion de candidats, d'acteurs ambitieux sans talent, sans charisme et sans conviction. Le constat est sans appel : les citoyens sont désabusés, désorientés et dégoûtés par cette scène politique devenue l'arène de nombreux opportunistes et des charlatans. Les citoyens sont non seulement lassés par les fausses promesses et les slogans, mais ne veulent plus servir ni de prétexte ni de jouets dans les scénarios improvisés dont les seuls bénéficiaires sont le pouvoir et sa clientèle. Les Algériens ne sont pas dupes, ils savent que l'élection législative de 2017 ne peut pas échapper aux pratiques de la fraude, des quotas fixés à l'avance et des calculs politiciens. Ils savent également que cette élection va servir de moyen de légitimation du pouvoir. Elle ne consacrera ni l'alternance au pouvoir ni ne bougera les lignes rouges tracées. Au lendemain des élections, nous nous retrouverons avec le même gouvernement, les mêmes ministres, les mêmes pratiques et les mêmes mensonges. C'est ce qu'on appelle l'art de tout bouger pour que tout reste en place. Pourtant, de nombreux partis, notamment de l'opposition, y prennent part malgré l'absence de garanties. Pourquoi ce choix, selon vous ? Personnellement, je ne suis pas surpris par l'attitude de ces partis. Au-delà des slogans et des attitudes tactiques que ces partis peuvent adopter, la participation à l'élection législative, dans le contexte de fermeture que nous connaissons tous, demande à être soutenue par des arguments politiques tenaces, fiables et mobilisateurs. Ces partis sont incapables de produire un seul argument fiable de participation à cette mascarade. Ils auraient ainsi rejoint quelques "notables" et carriéristes qui sont aveuglés par le confort institutionnel et les intérêts bassement matériels. Si les islamistes sont appâtés par la nomination de l'un des leurs en la personne de M. Derbal à la tête de la Haute instance "indépendante" de surveillance des élections, les autres ont tout simplement décidé de renoncer au combat qu'ils avaient porté pendant au moins trois années. Les uns, comme les autres, ont ignoré qu'une opinion publique est là, les observe et risque de les rejeter définitivement. Peut-on considérer qu'ils sont piégés par la nouvelle loi électorale ? Ou leur choix obéit-il à d'autres considérations ? Il est vrai que la nouvelle loi électorale complique davantage le travail des partis politiques. Ailleurs, dans les pays démocratiques, les lois sont élaborées dans le seul souci de faciliter la vie publique, chez nous, c'est tout le contraire. L'administration défait les partis et la société en s'octroyant le droit de décider à la place du public : le refus arbitraire de délivrer des autorisations pour la constitution de partis, d'associations, de syndicats ainsi que les pressions multiples sur certains journaux de la presse écrite et certains opérateurs économiques attestent du refus viscéral et maladif du pouvoir de laisser émerger une pensée libre et une société libérée. Le choix de la participation aux prochaines législatives sans aucune garantie de transparence met les partis dans une position inconfortable. Leur crédibilité est sérieusement abîmée ; ils savent bien que leur discours n'est plus audible au sein de la population. D'ailleurs, ils préfèrent s'adresser alors au pouvoir lui-même. C'est une erreur stratégique que de penser que les ancrages institutionnels sont plus importants que les ancrages populaires. Des signes de friction de l'opposition regroupée au sein de la CLTD semblent avoir été provoqués par ces élections. Peut-on dire qu'elle risque de ne plus survivre au scrutin ? La rencontre de Mazafran, qui a réussi à regrouper une grande partie des acteurs politiques, n'a pas réussi à mettre en place une feuille de route claire, des objectifs réalisables et une stratégie d'actions communes. Elle a eu tout juste le mérite d'avoir regroupé des gens de différentes tendances et de différents parcours autour d'une table de réunion. Le caractère symbolique de la réunion a primé sur l'essentiel d'un contrat politique qui doit se bâtir sur la confiance, l'engagement et le sérieux. Certains ont adopté le discours de l'opposition, non pas par conviction, mais par tactique politique pour tenter de se refaire une virginité politique. Ils seront les premiers à connaître le désaveu populaire à leur égard et leur probité est plus qu'altérée. Personnellement, je ne pense pas que ce soient les législatives qui auraient provoqué ces frictions et ces cassures, c'est le fonctionnement même de la structure qui empêchait le débat contradictoire et collatéralement n'admet donc pas son arbitrage par les voies démocratiques. La logique consensuelle a imposé le report de tous les débats, lequel report a fini par provoquer des fissures, des doutes et même des accusations. Politiquement, l'instance est finie et une partie des revendications de Mazafran est dépassée. Cela ne servira à rien de maintenir une instance sans vie et sans âme, il faut avoir le courage de faire des révisions à la mesure des possibilités et du réalisable. Les divergences idéologiques peuvent-elles expliquer, à elles seules, l'incapacité de l'opposition à constituer un rapport de force face au pouvoir ? Ou y a-t-il d'autres considérations ? Pour s'affranchir de ces clivages idéologiques, c'est tout un travail de pédagogie politique qu'il faut mener. Je ne pense pas que ce sont ces divergences idéologiques qui expliquent l'incapacité de l'opposition à fonder un rapport de force en sa faveur ; c'est plutôt son hésitation à faire des choix stratégiques. Il est nécessaire aujourd'hui, soit de s'investir dans l'Algérie du "dehors", dans le combat citoyen, dans des luttes sociales et syndicales, dans les milieux populaires, soit continuer à chercher des proximités avec cette Algérie du "dedans", de la corruption, des affaires et du confort institutionnel. Ce sont ces questions fondamentales qui définiront les voies et moyens nécessaires à la construction d'un vrai rapport de force. Ce rapport de force doit avoir pour unique objectif de restituer l'Etat à la nation, de réhabiliter le caractère public de la République. Votre parti n'étant pas encore agréé, quelle attitude adopterez-vous face à ces élections ? Notre parti, l'UDS, est victime d'une injustice de la part du pouvoir politique. Depuis plus de trois années, nous avons sollicité toutes les instances en charge de ce dossier. Aucune n'a donné la moindre réponse à nos sollicitations. L'UDS souffre d'un blocage administratif injuste et injustifié. Je profite, d'ailleurs, pour lancer une nouvelle fois un défi au ministre de l'Intérieur pour apporter la moindre justification légale à ce blocage d'autant qu'il avait pris l'engagement public devant les députés et la presse, comme l'avait fait son prédécesseur, de prendre en charge le dossier de l'UDS. Le ministre de l'Intérieur est resté à ce jour sourd et muet à toutes nos sollicitations. Pourquoi ? Probablement que ce dossier ne relève pas de ses compétences. Pourtant, la direction des libertés chargée de l'étude des dossiers des partis politiques relève bel et bien de son département. Le blocage du dossier constitutif de l'UDS est une preuve matérielle du non-respect de la loi par ceux-là mêmes qui sont censés veiller à son application. Quand j'entends les officiels professer à chaque occasion et dans tous les forums que la nouvelle Constitution algérienne est un modèle qui garantit les libertés et les droits politiques, je dis : honte à la dictature ! On ne rougit même pas de sa propre turpitude. Bien sûr, nous, membres fondateurs, ne sommes pas naïfs. Fidèles à nos engagements, nous nous interdisons toute pratique contraire à nos convictions politiques. Personnellement, je ne veux pas arpenter les sentiers de l'allégeance et de la délation pour avoir une autorisation administrative pour faire la politique ; je reste également fidèle à tous ces militants qui, au péril de leur vie, ont mené des combats et des luttes. Pour l'Algérie, nous acceptons de faire don de tout ce dont nous disposons, sauf notre honneur. Quant à l'attitude à adopter face aux élections législatives, elle est toute simple : le boycott, pour ne pas se rendre complice de cette mascarade. L'histoire jugera les positions de tout un chacun. Propos recueillis par : Karim Kebir