Expert en politiques culturelles, Ammar Kessab explique, dans cet entretien, l'impact de la loi n°11-03 relative à la cinématographie, notamment la publication du décret de 2013 relatif à l'installation d'une commission de visionnage des films, ainsi que les critères de censure sur lesquels se base cette dernière. Liberté : Ces deux dernières années, plusieurs réalisateurs ont vécu des obstacles bureaucratiques pour la réalisation ou la diffusion de leurs films, à l'exemple de Yanis Koussim pour Alger by night, Sofia Djama pour Les bienheureux ou encore Bahia Bencheikh El-Fegoun pour Fragments de rêves. Quel est votre point de vue sur la situation actuelle du cinéma algérien ? Ammar Kessab : Les nombreuses interdictions et censures constatées ces derniers mois pour la réalisation ou la diffusion des films en Algérie sont le résultat de l'application de la loi n°11-03 du 17 février 2011 relative à la cinématographie. Cette loi, conçue et adoptée à l'époque de l'ancienne ministre de la Culture, Khalida Toumi, est l'une des lois les plus liberticides au monde — je dis bien au monde. Elle est le reflet de la nature du régime qui ne tolère aucune expression artistique libre, car elle risque de remettre en cause sa légitimité, y compris historique. Or, le cinéma est un art de construction massive. Il éveille les consciences, il mobilise, il dévoile les faussaires de l'histoire et interpelle sur les pratiques autoritaires. Sans détailler les mesures restrictives de la loi relative au cinéma ainsi que ses trois décrets d'application, il est à rappeler que pas moins de trois autorisations sont nécessaires pour exercer une activité cinématographique, pour tourner et pour diffuser un film, et chaque autorisation porte son lot de démarches bureaucratiques. Par ailleurs, une commission de censure appelée "commission de visionnage des films", créée par cette loi, a fait couler beaucoup d'encre après avoir interdit la diffusion de plusieurs films ces derniers mois. Justement, en quoi consiste le travail de cette commission ? Quelle est sa composition ? Jusque-là tenue secrète, la liste des sept membres qui composent la commission de visionnage des films a été dévoilée sur les réseaux sociaux. Parmi ces membres, trois ont été choisis parmi les "spécialistes dans le domaine de la cinématographie et de la culture", et les quatre autres sont issus des structures publiques, comme le stipule l'arrêté du 21 juillet 2014. Cette commission est présidée par le directeur du CNCA (Centre national du cinéma et de l'audiovisuel). Ses membres bénéficient d'indemnités selon le barème suivant : 4 000 DA pour le visionnage d'un long métrage d'une durée de plus d'une heure et 2 000 DA pour le visionnage d'un court métrage d'une durée de moins d'une heure. Le président de la commission bénéficie en outre d'une indemnité forfaitaire de mille dinars par film visionné. Les critères de censure sur lesquels s'appuie cette commission pour délibérer sont notamment l'atteinte aux religions ou à la guerre de Libération nationale et à ses symboles, la glorification du colonialisme, et l'atteinte à l'ordre public et à l'unité nationale ou aux bonnes mœurs. Sous le couvert de ces critères, n'importe quel film peut être censuré. Maintenant, pour ceux qui justifient l'existence de cette commission de censure en Algérie en prétendant qu'une commission semblable existe en France, je dirais que, primo, la France n'est pas un exemple en la matière ; secundo, seules la protection de l'enfance et l'atteinte à la dignité humaine constituent les motifs de censure en France, et tertio, la France permet un recours en justice pour annuler la décision du ministère de la Culture. Le film Ben M'hidi a été interdit de projection par le ministère des Moudjahidine, car il est coproducteur du biopic. Quelle est l'alternative pour les réalisateurs pour le financement de leurs projets ? L'interdiction de projection du film Ben M'hidi par le ministère des Moudjahidine, avant même que le film ne passe devant la commission de censure du ministère de la Culture, prouve que la situation est grave et que la censure se pratique à plusieurs niveaux. Je ne crois pas que la question de la source du financement soit la solution pour éviter la censure en Algérie, car je rappelle que même si un film est financé à 100% par des ressources autres que publiques, il doit obtenir un visa de diffusion par la commission de censure du ministère de la Culture. Quant aux alternatives de financement, elles sont limitées, car il est très difficile de faire financer son film par des bailleurs de fonds privés ou étrangers, car ces derniers savent que leurs contributions financières n'auront aucun impact sur un public qui n'a même pas accès aux salles de cinéma. Car il faut le dire clairement, il n'existe pas d'industrie cinématographique en Algérie, donc aucun bailleur ne prendra le risque d'y investir son argent. Aujourd'hui, il y a plusieurs moyens technologiques pour la diffusion des films, notamment le Net. À quoi sert la censure en 2018 ? Certes, les nouveaux moyens de diffusion en ligne sont très développés, mais tout le monde n'a pas accès à ces moyens, notamment aux plateformes payantes. Par ailleurs, les films algériens censurés ne sont que très rarement disponibles en ligne ou sur support piraté. La censure est un fléau duquel beaucoup de pays ont réussi à se débarrasser. C'est une condition sine qua non pour le développement de l'activité cinématographique. La censure est une violence symbolique forte d'impact. Interdire la diffusion d'un film dans le cadre des RCB (Rencontres cinématographiques de Béjaïa), c'est remettre en cause l'engagement artistique, voire social d'une équipe qui doit rester souveraine dans sa décision quant aux films qu'elle veut programmer. D'ailleurs, la direction des RCB a décidé l'arrêt du festival tant que les conditions de libre exercice seront absentes. C'est une énorme perte pour l'action culturelle indépendante en Algérie qui, j'en suis sûr, réjouit les censeurs et les ennemis du cinéma. Entretien réalisé par : Hana Menasria