À 40 km au sud-est d'Alger, près de Bougara (ex-Rovigo), enclavée entre quatre crêtes, la station thermale de Hammam Melouane. Très prisée par nos grands-mères et nos petits mômes, c'est le paradis des âges extrêmes. Depuis quelques années, la station connaît un retour en force des “ziars”. Dire qu'il fut un temps où le couvre-feu y était instauré dès 17h… “Hammam Melouane Sidi Slimane.” C'est par cette expression aux consonances de réclame publicitaire que les habitants de cette petite ville, bénie par l'eau sacrée des montagnes, aiment désigner leur patelin. Sidi Slimane doit être un vieux marabout de la région, le saint patron du village, comme chaque village qui se respecte en a un. Sidi Slimane devait aimer barboter dans l'eau comme les enfants. Il fait particulièrement chaud en ce vendredi caniculaire. 43° à l'ombre. La route menant vers Hammam Melouane est plutôt peu animée en cette fin de matinée. La célèbre station thermale émerge d'un maquis verdoyant, huit kilomètres après Bougara, au terme d'un chemin vicinal que l'on devine peu fréquenté au temps du terrorisme. Le peu d'animation relevé sur la route nous amène à douter que la charmante petite station et ses bains proverbiaux aient réellement renoué avec leurs nombreux visiteurs comme nous en avions eu vent. Pourtant, quel ne fut notre étonnement en franchissant le “marhabane bikoum fi Hammam Melouane”. C'est la mi-journée et déjà nous avons du mal à trouver un coin où stationner. La rue principale — seule artère, à vrai dire — de la ville grouille comme une ruche d'abeilles. Vendeurs à la criée, garnements proposant galettes chaudes et œufs durs, chouayine affairés à faire rôtir du poulet suspect en grillant sous un soleil cuisant, marchands de poterie vantant les qualités d'articles traditionnels estampillés “Fait main”, dont quantité d'ustensiles importés du Maroc et de la Tunisie, gargotes se disputant les clients, “alchimistes” fourguant des jus douteux aux assoiffés, parqueurs invitant les automobilistes à prendre place dans leur parking sauvage… Aux abords des thermes de Hammam El-Baraka, l'un des deux principaux bains de la ville, un vieux absolument pittoresque présente une “promotion” de coqs et de poules, enfermés dans une grande cage à deux étages, une volaille 100% bio, parfaitement apte à quelque hypothétique cérémonie d'exorcisme ou pour servir d'offrande au rituel du sacrifice en l'honneur du wali local. “Ici, il n'y a pas de wali, il y a juste un chef de daïra”, ironise le tenancier du hammam. Des cortèges de voitures s'engouffrent dans le parking de Hammam El-Baraka. Dans le lot, plusieurs voitures de luxe, démentant ainsi le cliché que “Hammam Melouane, c'est le tourisme des pauvres”. Ainsi, la clientèle de la station thermale brasse large. L'un des secrets de ce rayonnement tient à la longévité de toutes ces pratiques que d'aucuns qualifieraient de “superstitieuses” qu'inspire en général ce genre de lieux, en quête de quelque présumée baraka. On continue toujours à y ramener des jeunes filles à ce qu'on nous a raconté, soit pour les marier, soit, si elles sont déjà mariées, pour leur garantir une belle et bonne progéniture certifiée “ISO quelque chose”... Le peuple appelle ce lieu “laâroussa” et ne s'y est pas trompé. À côté de Hammam El-Baraka se trouve la station thermale proprement dite. La station historique. 3 000 visiteurs jour par temps de grande affluence, soutient le guichetier de service après s'être gratté la mouche pour s'assurer que le chiffre était raisonnable et qu'il ne disait pas de bêtise. Vous imaginez ! 3 000 visiteurs par jour ! 70 DA le bain prix adulte. 40 au prix enfant. La station thermale affiche toute une liste d'indications thérapeutiques à l'intention d'un public “orthopédiquement” pas ça. “Ma belle-mère a 95 ans. Dès qu'elle va à Hammam Melouane, elle redevient une jeune fille”, confie Mme S., enseignante de son état. Sarah, la vendeuse de matlou' Sarah a 8 ans. Petite blondinette au visage poupin, elle sillonne les rues de Hammam Melouane en portant à bout de bras un plateau garni de matlou'. “Je vends 15 galettes par jour. C'est 10 DA la galette”, dit-elle avec un sourire angélique. Les enfants qui travaillent à Hammam Melouane sont légion. Et aucun élu local ne s'en inquiète. Récemment, l'échec de 16 écoles primaires à Mascara à franchir l'étape de l'examen de 6e avait choqué. Ici, nous mettons le doigt sur l'une des raisons de l'échec scolaire en milieu rural : devant la misère grandissante, les parents obligent leurs enfants à travailler. Comme Sarah, ils sont généralement éparpillés sur les routes à essayer d'attendrir les gens de passage et leur fourguer des victuailles de terroir. La petite le dit sans ambages : “C'est ma mère qui m'a demandé de vendre ces galettes.” “Que fait ton père ?” l'interrogeons-nous. “N'ssit”, rétorque la fille timidement. Sarah a 8 ans d'âge légal, 15 ans d'âge moral, 100 ans d'âge misère, 4 ans d'âge scolaire. “J'ai eu 4 de moyenne à l'école”, confie-t-elle. Le paradoxe est saisissant entre son niveau d'instruction et son intelligence précoce, elle qui se débrouille comme une diablesse dans les souks de Hammam Melouane. Saïda, 13 ans, est élève de 7e AF à Bougara. Elle se vante d'être une bonne élève. “Aujourd'hui, j'ai vendu six plateaux d'œufs bouillis”, s'extasie-t-elle. C'est 10 DA l'œuf, soit une recette de 1 800 DA pour la journée. Pas mal pour une gamine. “Que vas-tu faire avec cet argent ?” “Je prépare la rentrée scolaire”, répond-elle. Hammam Melouane en noir et blanc Une guérite improbable se dresse à l'extrémité d'un pont. Des hachiate multicolores flottent à l'air libre, conférant quelque chose de festif au paysage. Les montagnes qui ceignent la ville sont presque jaunes tant la lumière est crue. Une carrière laisse nue une partie de la montagne, après que des engins eurent “brouté” la forêt qui la recouvre. Au-delà du petit pont qui coupe la ville en deux, une nuée de baigneurs fait croire que l'on a échoué à Douaouda-Marine ou à Fouka-Plage plutôt qu'à Hammam Melouane. Un oued serpente à travers les gorges montagneuses. Sur les deux rives de l'oued, une succession de petites cabanes (ou cabines) en roseau, paille et autres matériaux de fortune. L'oued est segmenté en petits bassins aménagés avec des pierres, des troncs et des branchages. Chaque bassin correspond aux “eaux territoriales” de l'un des tenanciers de ces baraques, une sorte de “parking aquatique”, exactement comme les trottoirs sont squattés et répartis entre la faune des gardiens de parking. Des jeunes chômeurs se partagent le marché de l'eau de baignade. Dès que l'on descend vers l'oued, des voix criardes fusent de partout. Certaines vous hèlent pour vous proposer de stationner votre véhicule (50 DA la place), tandis que d'autres vous proposent une hutte ou un “bungalow” comme ils les appellent. 200 DA la cabine. Certains bassins sont noirs de monde. Enfants, femmes, vieilles femmes, jeunes femmes, jeunes hommes, toutes, tous, pêle-mêle, gigotent dans l'eau. Les vieilles mamies, avachies sur un rocher, se contentent de plonger les pieds dans l'eau fraîche qui coule de la montagne. Pas de filles en bikini. Haramate. 90% des femmes se baignent habillées. Beaucoup gardent le foulard. L'ambiance est bon enfant. Le mot “respect” résonne de tout son poids ici. “La sécurité est totale. Pas de tralala, pas d'agressions, sosta. Ici, c'est la paix totale”, assurent les gardiens des lieux. Boualem, camelot de son état qui arpente la “plage” chargé de babioles estivales, est un peu contrarié que les gens ne se bousculent pas trop pour lui acheter quelque chose : “H'na idji ghir ezzaouali. Les gens préfèrent claquer leur fric au bord de la mer”, dit-il avec une moue renfrognée. Nous approchons une famille. Des gens venus de Boumerdès. “La mer est houleuse là-bas, alors, je suis venu ici”, dit un ancien chauffeur de taxi paressant sur un transat ombragé. Une dame à côté nous offre aimablement du thé. Elle explique : “Ici, c'est l'endroit rêvé pour les enfants et pour les personnes âgées. On est tranquille. Et puis, il y a plus d'espace qu'à la plage. Sans compter que cela engage moins de frais.” Voilà qui dit tout. Un baigneur en short est venu avec sa mère. Ils sont de Staouéli. “Ma mère est très contente”, dit-il. “Elle se sent comme un poisson dans l'eau ici”, ajoute-t-il. “Moukhalafat el-harb” Fatah, 27 ans, a son bout de oued en “héritage”. “Toute la population de Hammam Melouane vit de cet oued”, dit-il tout à trac. Comment s'est-il arrangé pour monter ses campements ? “Ezzit mezzitouna ouel hout mel b'har”, résume-t-il dans une savoureuse formule métaphorique. “L'huile de l'olivier ; le poisson de la mer”. La nature est l'entrepreneur primordial. “Les choses ont commencé à s'améliorer à partir de 2001”, lance Fatah. Dans la foulée, il lâche une phrase terrible : “Melli khlassat el-harb.” Evoquant le passif de dix ans de terrorisme, il remet ça quand il parle de “moukhallafat el-harb”, les retombées de la guerre, pour désigner ces innombrables choses qui ne marchent pas à Hammam Melouane. El- harb. Un mot dur. Un mot lourd. El-harb. La guerre. Un mot affreux. Un mot abominable. Fatah n'y va pas par quatre chemins : pour lui, ces dix ans de violence, c'était une guerre. Une vraie guerre. Une guerre si vile. Pas une banale opération de maintien de l'ordre. Bientôt, une grappe de jeunes s'attroupent autour de nous dès qu'ils apprennent qu'un “sahafi” traînait dans le coin. Ils en ont tellement sur le cœur. “Avant, tu ne pouvais pas sortir de Hammam Melouane avant 9h du matin, et si tu restes au-delà de 16h sur la route, klek boubi”, témoigne un jeune homme. “Moi, j'ai arrêté mes études en 6e AF à cause du terrorisme. J'étudiais à Bougara et je ne pouvais pas aller à l'école, la route était trop risquée”, affirme Rabah, 20 ans. Fatah dit que tous les paysans de Hammam Melouane qui avaient leurs terres sur les collines qui surplombent la ville ont dû les abandonner. “Même aujourd'hui, les gens ne se risquent pas trop à aller travailler leurs jardins là-haut”, poursuit-il. En levant la tête vers les cimes des maquis environnants, on peut apercevoir des maisons impossibles perchées à flanc de montagne. Elles sont bien sûr abandonnées. Fatah et ses camarades travaillent trois mois par an. L'été, ils réussissent plus ou moins à se faire un peu de thunes, le reste de l'année, ils bricolent. Moult vacanciers avouent que bien que la situation sécuritaire se soit nettement améliorée dans la région, ils ne se risquent pas à rester au-delà de 18h. Les jeunes de Hammam Melouane City, eux, se veulent positifs : “Aujourd'hui, on peut circuler à 1h, 2h du matin sans problème”, exulte l'un d'eux. Toujours est-il qu'hormis les habitants, on ne se hasarde pas à passer la nuit dans ces camps. D'ailleurs, un centre de vacances en dur situé à l'orée de la ville est dans un état de délabrement avancé. Les colonies de vacances sont abrogées. Mais il est un fait indéniable que la vie reprend ses droits d'une façon remarquable. “Nous sommes tous armés”, affirme un des habitants de la région. Que pensent ces jeunes du projet d'amnistie qui se profile ? “Ennass t'zayrat. Echaâb k'rah”, soupire Fatah. Les gens en ont ras-le-bol de la guerre. Ils veulent souffler un peu. Ils ont opté pour la paix par résignation. “Il y a un repenti qui est revenu du maquis et nous l'avons reçu à bras ouverts”, témoigne-t-on. Attenant à la station thermale, un bidonville nous interpelle. Des familles y végètent depuis trente ans. Ce bourg s'appelle El-Karti. Une jeune fille, excédée, surgit d'un gourbi en entonnant : “Ya m'chebeh men barra ouech h'oualek meldakhel !” Une manière de dire que le reflux des “touristes” cache mal la misère accumulée sur dix ans de violence sociale et politique. Nous prenons à Sarah toutes ses galettes et filons au milieu d'un grand brouhaha, en nous faufilant dans les boyaux d'une Mitidja puant la désolation… M. B.