Dans un pays habitué à une justice qui fonctionne au téléphone, voir un tel nombre de personnalités devant un tribunal est un fait rare. Jeudi, à 24 heures d'un nouveau vendredi de mobilisation populaire contre le système politique, les Algériens ont assisté à un véritable défilé de personnalités de l'ancien régime, venues "témoigner" devant le juge d'instruction près le tribunal Abane-Ramdane. Les personnes convoquées ont toutes été citées dans "l'affaire Ali Haddad", précise la télévision publique. Quelques chaînes de télévisions privées se sont même donné du plaisir à montrer, en boucle, des images volées d'Ahmed Ouyahia, d'Abdelmalek Sellal, d'Amara Benyounès, de Karim Djoudi, ou encore d'Abdelkader Zoukh pénétrer, puis sortir du tribunal. Le tout est ponctué par des images de citoyens demandant à "juger la bande". Il est vrai que dans un pays habitué à une justice qui fonctionne au téléphone, voir un tel nombre de personnalités (une soixantaine au moins, selon une liste dont nous détenons une copie), devant un tribunal est un fait rare. Cela suscite de la curiosité. Dans un pays où tout un système baignait dans l'impunité, cela donne de l'espoir à un peuple qui manifeste sa soif de justice. Mais derrière cette image idyllique se cachent pourtant de vraies inquiétudes. À commencer par le nombre de personnalités qui figurent sur la liste des témoins qui devront défiler devant les juges pour donner leur version dans des affaires de corruption et de détournement de biens publics. Rien que dans "l'affaire Ali Haddad", une douzaine d'anciens ministres et des dizaines de hauts cadres de l'Etat, dont des gestionnaires d'entreprises publiques, sont cités à comparaître. Beaucoup d'entre eux ont, pour l'instant, le simple statut de "témoin". Mais cela peut changer au vu des lourds soupçons qui pèsent sur nombre d'entre eux. Il est, en effet, impossible de croire qu'Ali Haddad, les frères Kouninef et d'autres oligarques aient pu obtenir des marchés publics dont les montants se chiffraient à des centaines de millions de dollars sans des complicités politiques au plus haut niveau de l'Etat. Des ministres, des Premiers ministres, des directeurs centraux et des walis ont bel et bien joué des rôles-clés dans les attributions de ces marchés. Selon des documents en notre possession, les rapports de la gendarmerie, transférés au procureur général, sont pourtant accablants. Rien que pour l'ancien Premier ministre, Ahmed Ouyahia, il est fait état de soupçons de "bénéfices d'avantages non justifiés dans le domaine des marchés publics", d'avoir tiré "profit de l'influence d'agents publics, d'avoir bénéficié indûment d'avantages fonciers et de financer implicitement des partis politiques". Cela concerne au moins Ahmed Ouyahia, Abdelmalek Sellal et d'autres membres des gouvernements successifs d'Abdelaziz Bouteflika. D'autres noms suivront dans les jours à venir. Il s'agit notamment des anciens ministres, devenus, entre-temps, soit députés, soit sénateurs. Leur présentation devant la justice est donc compliquée. Il faut impérativement passer par la case de la levée de l'immunité parlementaire. Cela prend du temps. C'est notamment le cas de Boudjema Talaï et d'Amar Ghoul, deux anciens ministres des Travaux publics. Mais la liste va certainement s'allonger avec la comparution des frères Kouninef qui ont, eux aussi, bénéficié des largesses de grands commis de l'Etat et de proches de l'ancien chef de l'Etat. Ces défilés de personnalités devant le juge d'instruction laissent poser, en revanche, de sérieuses questions sur les intentions du pouvoir. Personne ne comprend, en effet, que malgré les charges qui pèsent sur elles, ces personnalités ne sont pour l'instant pas inquiétées. Ces anciens hauts responsables bénéficient en outre du privilège de la juridiction qui leur donne le droit de ne pas être poursuivis par une juridiction normale, mais par la Cour suprême. "S'il y avait une volonté politique, on aurait transféré leurs dossiers à la Cour suprême. Pourquoi attend-on ? On a pourtant arrêté rapidement des hommes d'affaires. Mais ces anciens ministres ne sont pas inquiétés", observe un célèbre avocat sur la place d'Alger. La désignation de Belkacem Zeghmati comme nouveau procureur général, le jour même de la présentation de ces personnalités devant le tribunal d'Alger, est intervenue dans ce climat de confusion. Le retour aux affaires de l'homme qui a interrompu ses vacances en août 2013 pour annoncer dans une conférence de presse des poursuites contre Chakib Khelil est probablement un nouveau geste destiné à donner du crédit à l'action de la justice. Le procureur, écarté par Abdelaziz Bouteflika en 2015 comme l'ensemble des juges et même des enquêteurs qui avaient travaillé sur le dossier Sonatrach, pourrait-il, à lui seul, redonner du crédit à une justice qui a toujours manqué de crédibilité ? À lire le dernier communiqué du Syndicat des magistrats, cela ne peut arriver sous le régime actuel. Ali Boukhlef