Des policiers aux prises avec un manifestant refusant qu'on lui arrache l'emblème amazigh, un agent de l'ordre escaladant un réverbère pour arracher la bannière interdite, deux scènes surréalistes d'un vendredi pas comme les autres. "Devons-nous en pleurer ou en rire ?" nous lance une jeune femme, vers 13h, à proximité de la place Mauretania, à la vue de policiers fouillant les sacs de passants, à la recherche de bannières amazighes. "C'est peine perdue. Il suffit de s'en éloigner de quelques mètres pour échapper au contrôle. C'est fait pour intimider les manifestants", réplique son compagnon. À quelques encablures, l'esplanade de la Grande-Poste est quadrillée, comme d'habitude, par une double file de casques bleus et une rangée de fourgons de police. L'entrée et la sortie du Tunnel des facultés, baptisé lors des premières semaines de la révolte populaire "Ghar hirak", le sont également. Les autorités ont relevé, néanmoins, d'un cran la tentation d'étouffer la 19e marche hebdomadaire de la révolution citoyenne. Le parcours traditionnel des manifestants, de la Grande-Poste jusqu'aux hauteurs de la rue Didouche-Mourad, en passant par la place Audin et l'avenue Pasteur, est rétréci considérablement par le positionnement, de part et d'autre des trottoirs, de paniers à salade et de véhicules légers de la Sûreté nationale. "Ils veulent nous contraindre à marcher en rangs serrés sous un soleil de plomb", vitupèrent des marcheurs. Depuis leurs balcons, pendant des heures, des riverains ont arrosé les manifestants d'eau pour les rafraîchir. L'idée a fait des émules depuis le premier vendredi du mois de Ramadhan. Des dizaines de policiers, armés de boucliers et de matraques, bloquent aussi les accès de la rue Asselah-Hocine et du boulevard Colonel-Amirouche, menant vers la place des Martyrs, et la trémie à l'extrémité de la rue Hassiba-Ben Bouali. Ce barrage a été forcé aisément, au demeurant, par une grande affluence des marcheurs arrivant de la place du 1er-Mai vers 14h45. Le dispositif a repris ses positions deux heures plus tard, quand la foule est devenue moins compacte à cet endroit. Des citoyens insurgés, drapés dans l'emblème national, prenaient des selfies, avec en arrière-plan les cordons de sécurité, sous l'œil impassible des policiers. Des images ubuesques. "Autant de policiers réquisitionnés pour garder quelques mètres carrés. C'est ridicule", ironise-t-on. Un dispositif sécuritaire inédit Les objectifs de cet important déploiement des forces de sécurité, particulièrement à Alger, semblent pourtant bien étudiés. Réduire progressivement les espaces occupés par les manifestants vise d'abord à les intimider afin de les inciter à rester chez eux, puis à confiner les centaines de milliers de téméraires dans un périmètre contrôlé et évidemment à créer une atmosphère tendue propice à l'affrontement. Les provocations n'ont pas manqué d'ailleurs. Avant l'entame effective de la marche à la sortie des mosquées après la prière du vendredi, les policiers ont arraché des pancartes portant des inscriptions hostiles au général de corps d'armée Ahmed Gaïd Salah. Ils ont interpellé des irréductibles de la révolution populaire. Ils ont provoqué des altercations avec des manifestants auxquels ils ont confisqué des casquettes et des tops estampillés aux symboles de l'amazighité. Les forces anti-émeutes se sont relativement repliées à l'arrivée d'une véritable marée humaine aux alentours de 14h30. Elles n'ont pas renoncé, pour autant, à l'exécution de l'ordre donné pour troubler, par tous les moyens, la marche de la capitale. À 15h, un jeune homme accroche l'étendard amazigh à un poteau électrique, entouré d'une foule révoltée par la propension des autorités à l'interdire sans aucun référent juridique. Un groupe de policiers s'échine à se frayer un passage jusqu'à lui. Ils sont entravés, dans leur entreprise, par des milliers de frondeurs au régime. Ils les dispersent alors par un jet de gaz lacrymogène. Un agent de la Sûreté nationale grimpe sur la colonne portant le réverbère et arrache "l'objet du délit". Des manifestants, en colère, lui jettent des bouteilles d'eau vides. Sous des invectives de leurs compatriotes, lui et ses collègues se replient, mais en réussissant à arrêter l'homme qui a défié l'interdiction de manifester avec un autre drapeau que l'emblème national. La vidéo a fait le buzz sur les réseaux sociaux. Autant que celle montrant des policiers se battre pour garder une oriflamme amazighe confisquée ou celle d'un agent qui arrête une vieille femme pour lui enlever le fameux étendard enroulé autour de son cou. La répression policière n'a, toutefois, pas induit d'effet dissuasif sur les manifestants, qui ont résisté jusqu'au bout sans aucune violence. Bravant la menace des arrestations et du mandat de dépôt, nombre d'entre eux ont brandi l'emblème prohibé. D'autres l'ont porté sous forme de pin's. Des dizaines de femmes ont marché en tenue berbère ou juste une fouta. Jusque tard dans l'après-midi, les rues d'Alger ont résonné sous des slogans coutumiers de l'insurrection populaire, soit "Yetnahaw gaâ" ; "Pouvoir au peuple, article 7 (de la Constitution, ndlr)" ; "Etat civil, pas une caserne"… Aux standards se sont greffées des nouveautés. "Vous voulez allumer le brasier, nous l'éteindrons" ; "Ce sera nous ou vous, nous ne nous arrêterons pas"…, ont scandé les manifestants, déterminés à poursuivre le soulèvement pacifique jusqu'à la chute du régime, avec ses porte-flambeaux et ses appendices. Rendez-vous est pris aussitôt pour le vendredi 5 juillet. La symbolique de l'indépendance de l'Algérie sera réappropriée par la rue, promet-on, en ne perdant guère de vue que le régime sortira sa grosse artillerie pour la circonstance.