Le refus d'instruire les procès lèse les justiciables, surtout les personnes en détention qui espèrent une libération et qui voient, de ce fait, leur embastillement se prolonger. Les magistrats observent une grève illimitée, déclenchée dimanche dernier pour réagir contre un mouvement dans le corps de la magistrature décidé par le ministre de la Justice, garde des Sceaux, Abdelmalek Zeghmati, mais aussi pour réclamer l'indépendance de la justice. Sur cette grève, il y a cependant à dire et à redire, tant sur sa nature, c'est-à-dire sa déclinaison pratique, que sur ses conséquences et retombées sur les droits des justiciables. S'il est absolument du droit des fonctionnaires, donc des juges aussi, de protester sur la manière qu'ils considèrent la plus à même de faire aboutir leurs doléances, il n'en demeure pas moins que le débrayage en cours dans les tribunaux et les cours est entaché de beaucoup d'ambiguïtés. Si, en effet, d'aucuns trouvent tout à fait justifié que les magistrats refusent de se plier à la décision de Zeghmati, ne serait-ce qu'en raison du fait qu'elle intervient à un moment inapproprié, en pleine période de scolarité, ils ne saisissent pas, en revanche, quelle logique a prévalu dans la définition de ce que l'on pourrait abusivement désigner par "service minimum". Dans sa notice portant mode d'emploi de la grève, le Syndicat national des magistrats (SNM) a explicité que ce ne sont pas tous les actes et activités des juges qui sont concernés par le débrayage. Pendant leur grève, les magistrats s'interdisent, selon la notice, de signer et de délivrer des documents (casier judiciaire, certificat de nationalité, etc.), de se rendre disponibles pour les présentations (exception faite pour les personnes en garde à vue) et de programmer et instruire des procès. S'agissant cependant des situations relevant de la détention préventive, le prononcé ou la prolongation notamment, les juges sont "instruits" de les traiter, tout comme celles intéressant d'ailleurs les expirations des gardes à vue. Dans cette seconde situation, le syndicat demande, dans une notice complétant la première qui a porté sur le mode d'emploi de la grève, aux magistrats de trancher dans les présentations de fin de garde à vue sans examiner le cas dans le fond. Ce qui est pour le moins paradoxal, surtout qu'il s'agit de remettre en liberté ou de mettre en prison des personnes sans que leurs dossiers soient traités en profondeur. Cette "énormité", si l'on ose le terme, doit interpeller la défense. Une défense qui est appelée aussi à s'exprimer sur d'autres aspects de cette grève des magistrats. Incontestablement, puisque le refus d'instruire les procès lèse les justiciables, surtout les personnes en détention qui espèrent la libération et qui voient, de ce fait, leur embastillement se prolonger. Faut-il noter, pour illustration, que le tribunal d'Alger a déjà informé du report pour la semaine prochaine des procès programmés pour cette semaine ? Un report qui risque d'être renouvelé si le mouvement de grève venait à perdurer. Faut-il également souligner que le verdict du procès de six détenus pour port de l'emblème amazigh, qui devait être rendu hier, a été ajourné sans aucune autre forme de communication ? Un même sort sera certainement réservé à celui qui devait être rendu aujourd'hui. L'autre ambiguïté dans cette grève, c'est la revendication de l'indépendance de la justice par les magistrats qui, en même temps, refusent de prendre des décisions qui les affranchiraient de l'immixtion de l'Exécutif. Avant-hier, selon un communiqué du Comité national pour la libération des détenus d'opinion, le juge a renouvelé le mandat de dépôt du détenu pour port de l'emblème amazigh Challal Amokrane. Or, l'on sait que le port de l'emblème amazigh n'est devenu "délit" que depuis que le chef d'état-major de l'ANP a appelé à l'interdire dans les manifestations. Depuis, son port vaut un billet d'écrou. Son port à Alger plus particulièrement, cela dit. Dans d'autres régions du pays, le défilé avec l'étendard interdit n'expose pas aux mêmes sanctions. En Kabylie, il est exhibé sans risque. Le comportement de la justice avec ce dossier précis laisse pantois. L'on ne s'explique pas en effet qu'une même justice, régie par les mêmes lois, sanctionne distinctement un même fait, selon qu'il se produise au niveau de la capitale ou ailleurs. Ce qui amène à conclure ceci : si le port de l'emblème amazigh est un délit qui vaut la mise en taule, la même sanction devrait valoir pour tous ceux qui l'ont exhibé. Dans le cas contraire, il faudra élargir ceux qui ont été écroués pour l'avoir porté. Jusqu'ici, les sentences sont prononcées en fonction de la géographie. Ce qui pose des questions. Inévitablement. Sur l'indépendance de la justice surtout.