La mise sous tutelle politique de l'université a conduit à la détérioration générale du niveau de l'enseignement et des diplômés, y compris dans les secteurs-clés, comme celui de la médecine." La crise politique systémique que connaît l'Algérie aurait pu constituer une opportunité idéale pour une remise en cause profonde de l'université et sa valorisation. Une société en ébullition, une gouvernance décriée, des étudiants dans la rue… L'université est par définition le lieu où devraient être analysée la situation, débattues les propositions, dessinées les solutions… Car l'université est l'acteur essentiel de l'orientation sociale du savoir. Oui, encore faut-il que l'université soit fondée sur une vision qui distingue parfaitement entre les politiques du savoir et le savoir politisé, entre la gouvernance du savoir et le savoir gouverné. Le rapport entre l'université et la gouvernance de l'enseignement supérieur est au centre d'un débat incessant. À la gestion centralisée, imposée et exclusive, s'oppose la demande d'autonomie, de redevabilité et d'inclusion. Deux conceptions aussi antagoniques que "l'orientation sociale du savoir" tant réclamée et le "contrôle social par le savoir", encore plus décrié. La différence entre les deux est aussi vaste que la différence entre la démocratie réelle et la façade démocratique. L'orientation sociale du savoir fait référence aux politiques du savoir (knowledge policy) ou encore à la gouvernance du savoir, dont le but est de mettre le savoir au service de la société. Cette gouvernance s'exerce à travers la mobilisation des moyens humains et matériels et la promulgation de règles de fonctionnement, qui prévoient notamment des sanctions contre ceux qui ne s'y conformeraient pas. Synergie impossible en Algérie ? Au contraire, n'ayons pas la mémoire courte. Dès l'indépendance, l'université algérienne porte déjà une forte charge symbolique. D'abord, elle représente une revanche sur l'histoire, puisque pendant la colonisation les Algériens étaient discriminés et, à de très rares exceptions, privés d'accès à l'université. Ensuite, les étudiants se distinguent pendant la guerre de Libération nationale, avec la création de l'Ugema (Union générale des étudiants musulmans algériens). "Plus de 9/10 des recrues de l'ALN en 1956 sont des lycéens." Les étudiants algériens deviennent les héros, auxquels font référence les étudiants du Hirak, plus de soixante ans plus tard. De l'aveu des acteurs de l'époque, la précarité, la vétusté et la rareté n'ont pas empêché l'université d'être un véritable ascenseur social pour de nombreux Algériens, de symboliser les rêves de libération, tant pour les Algériens que pour ceux qui se battaient pour leur propre liberté en Afrique et ailleurs. L'orientation sociale du savoir s'est aussi exprimée à travers le projet de construction d'un Etat national fidèle aux aspirations de ceux qui ont lutté pour l'indépendance. Les 2 750 étudiants en 1962 sont mobilisés et le resteront pendant des années. De nombreux témoignages confirment l'idée selon laquelle l'orientation sociale du savoir vers la réalisation collective du "rêve algérien" avait partiellement occulté l'impact du virage autoritaire, pris par le pouvoir politique. Par ailleurs, jusqu'à la décision de multiplier les structures universitaires dans toutes les wilayas, l'université algérienne recevait des étudiants de toutes les régions et de toutes les catégories sociales. C'est précisément cette mixité sociale qui faisait de l'université un lieu de socialisation, d'inclusion et de cohésion sociale. Une mixité qui n'est pas sans rappeler le fait que, lors de la toute première rentrée universitaire, plus des deux tiers des étudiants venaient de l'extérieur, constituant une hétérogénéité tant au niveau des mentalités que des niveaux et des langues. Au sein de l'enceinte universitaire, l'appartenance à une classe sociale favorisée ou à une filiation avec un dirigeant politique n'empêchait pas l'émergence en tête du classement d'étudiants des classes sociales défavorisées qui bénéficiaient de bourses à l'étranger. En fait, le marché du travail attendait les diplômés, y compris dans les sciences humaines et sociales, car le souci de planification, la volonté d'analyse et de prévision étaient présents dans l'organisation de ce marché. La combinaison entre la mixité sociale et la méritocratie rendait l'université comparable à un laboratoire d'idées où les origines sont brassées avec les opinions. Le glissement de l'orientation sociale du savoir vers le contrôle social par le savoir se fait progressivement au sein d'un système politique résilient, mais vieillissant. Comment ? Quand l'université fait du contrôle social… Le contrôle social est l'ensemble des moyens qui permet de soumettre les membres de la société à des règles et à des normes. En Algérie, le contrôle social emprunte deux canaux : la neutralisation de la critique par la désignation et le contrôle de la violence par la massification. Puisque l'autonomie des universités est un moyen de conserver aux scientifiques une marge de manœuvre face à l'autorité politique, elle n'existe plus en Algérie. Les facultés dépendent des universités, qui dépendent du ministère de l'Enseignement supérieur, qui dépend du gouvernement. Les prérogatives d'un doyen peuvent se réduire à planifier les emplois du temps du corps enseignant, face à un responsable hiérarchique qui a "droit de vie ou de mort" sur son poste. Un chef de département peut aisément être relevé de ses fonctions pour avoir obéi à un ordre verbal aussi illégal qu'illégitime et moralement inacceptable. La mise sous tutelle politique de l'université a conduit à la détérioration générale du niveau de l'enseignement et des diplômés, y compris dans les secteurs-clés, comme celui de la médecine. À ce titre, la grève du personnel hospitalier et la crise sanitaire du Covid-19 n'ont fait que confirmer l'ampleur des dysfonctionnements d'un secteur, non épargné par les scandales qui ont émaillé les facultés de médecine. Elle a aussi conduit à un phénomène de déresponsabilisation, induisant l'absence de contrôle impartial et l'impunité. À ce titre, citons les nombreux scandales dont la presse nationale s'est fait l'écho sur les détournements des finances des œuvres sociales, ainsi que sur les concours d'accès au doctorat. Dans ce contexte, l'allégeance (politique, régionaliste, clanique…) remplace souvent la redevabilité, compte tenu de la relation de dépendance subjective qui s'instaure entre un responsable et celui qui est à l'origine de sa promotion. Pour ce responsable, l'enjeu est alors de demeurer à son poste et de faire de ce dernier un tremplin pour une fonction supérieure, à laquelle il accédera encore une fois selon une logique de cooptation et de clientélisation. Pour ce faire, l'objet de la fonction n'est plus de progresser, d'évaluer, de sanctionner et de réformer la structure, mais de plaire et de gérer les équilibres. La "redevabilité" implique souvent de maintenir le statu quo, d'agir avec excès de zèle, de faire de l'autocensure et de censurer les universitaires qui ne partageraient pas le même état d'esprit. Ainsi des recteurs d'université ont-ils poursuivi une dizaine d'enseignants-chercheurs en justice pour avoir critiqué ouvertement la gestion administrative et pédagogique de leur université. La subordination par la nomination crée, enfin, un rapport de clientélisation qui travestit l'objectif initial de la mobilisation des experts dans la gouvernance du savoir. En effet, en théorie, cette mobilisation vise à transformer une situation controversée (politiquement) en évidence scientifique. Or, la promotion sélective de certains universitaires sur des questions controversées a non seulement affaibli les frontières déjà poreuses entre le monde politique et universitaire, mais a également multiplié les situations de cooptation/clientélisation des experts, dont certains sont devenus une sorte de porte-parole du gouvernement. Invités des radios et des télévisions publiques et privées, ils s'expriment sur des sujets à propos desquels le gouvernement a besoin de soutien pour convaincre : les amendements de la Constitution (2008, 2016, 2020), les élections, la situation dans le Sahel, le financement non conventionnel… Le nombre substitué au mérite À la fin des années 90, le contrôle social a une priorité : contenir et prévenir la violence. Les pouvoirs publics sont partis du constat que la violence avait mobilisé les jeunes et que le faible niveau d'études, l'oisiveté, le désœuvrement, le manque de perspective et la rue avaient facilité leur endoctrinement. Les gouvernants décident alors de faire de l'université un rempart préventif. À cette fin, le taux de réussite au bac est multiplié par deux, voire par trois, tandis que des universités et des centres universitaires sont ouverts dans toutes les wilayas. La politique de massification ne permet plus la promotion sociale car produit du chômage. Le chômage des diplômés est officiellement le double de celui de la moyenne nationale. Une étude du Cread conclut que 45% seulement des diplômés ont réussi à trouver un emploi avec une faible proportion de femmes. L'insertion sociale, une mission destinée à prévenir et à lutter contre les déviances sociales, est, elle aussi, battue en brèche. Une image résume cet échec : des milliers de jeunes Algériens faisant la queue pour pouvoir passer un examen d'aptitude à poursuivre leurs études en France, en novembre 2017. Par ailleurs, et selon l'étude du Cread susmentionnée, 68% des diplômés ont l'intention d'émigrer. Ce déficit d'insertion concerne aussi la mobilité et la mixité sociale qui caractérisaient l'université algérienne. "Grâce" à l'installation de centres universitaires dans toutes les wilayas, un Algérien peut donc naître, étudier, travailler et rester toute sa vie dans la même localité natale. Cette politique a réduit la mixité sociale en éliminant la mobilité géographique et sociale à laquelle aspire tout jeune Algérien curieux. Si les adeptes du contrôle social par le savoir faisaient un bilan, que concluraient-ils ? S'il est établi que l'université algérienne n'est plus ce qu'elle était, il est aussi clair qu'elle n'a pas réussi dans ses nouvelles missions, celle qui consiste à contrôler la société et à la soumettre à l'autorité politique. En effet, les Algériens se révoltent en prenant la mer et en travaillant dans l'informel. Ils se révoltent en refusant les appartenances régionalistes claniques et en créant des réseaux de solidarité… Ils se révoltent tant qu'en franchissant les portes des universités ils ont lancé le Hirak du mardi. Ils se révoltent tellement bien que le Hirak étudiant a su créer le lien social pour en faire un hirak populaire. Le bilan ? L'université doit être la locomotive de la société, pas son contrôleur. Par : Louisa Dris-Aït Hamadouche Professeure en sciences politiques Université d'Alger 3 Déclassée Socialement et mal classée sur l'échiquier international, l'université algérienne est plongée dans un profond malaise jusqu'à perdre sa vocation. Des universitaires, chacun dans sa discipline, décryptent l'état des lieux et ouvrent des pistes pouvant redonner à l'université algérienne sa place de choix.