Par : Pr Nadji Khaoua Université de Annaba La construction d'une économie moderne, car productive et peu rentière, appelle le choix politique préalable de réduire l'acuité destructrice et démobilisatrice de ces questions centrales en y apportant les réponses politiques exhaustives. Sans ces préalables, la construction d'une économie productive ne sera qu'une redondance de plus, une chimère qui se poursuit uniquement dans le discours, au fil des ans depuis 1982 et jusqu'à un horizon futur si lointain qu'il restera toujours indéterminé." En 1982, enseignant-chercheur en sciences économiques à Annaba, diplômé de l'ex-Irep de l'Université de Grenoble II, je suis invité à communiquer sur "l'après-pétrole", lors des Journées sur l'économie pétrolière, organisées par l'ex-INH de Boumerdès. Observons que la préoccupation de construire l'après-pétrole, c'est-à-dire un système socioéconomique productif, existait au niveau des institutions il y a quarante ans. Tout en étant présentée comme une option à laquelle le système économique doit tendre, elle n'a pas bénéficié de la considération politique nécessaire pour concrètement l'enclencher, malgré la succession des régimes gouvernementaux de 1980 à 2019. Tout au contraire, des acquis économiques parmi les plus prometteurs pour la construction d'une économie productive furent sacrifiés sans débats contradictoires ni évaluation. Ainsi en est-il des branches de la chimie, de la pétrochimie, de la pharmacie, comme tout un chacun peut le noter en cette période de souffrances et de dépendances exacerbées qu'entraîne la pandémie de Covid-19. Pour en prendre un exemple, notons que quatre décennies après 1982 et cette rencontre académique sur "l'après-pétrole", seules trois entreprises privées dont deux étrangères produisent et commercialisent l'oxygène industriel en Algérie, pays pétrolier et gazier, sans arriver à proposer l'offre nécessaire, aujourd'hui que les incidences sanitaires de cette pandémie rendent la disponibilité de ce produit industriel si vitale pour la population. D'autres exemples du même type, pour la plupart des autres productions industrielles y compris les plus basiques pour une économie pétrolière comme les carburants, sont largement connus. L'importation des carburants continue à évoluer, alors que les pays d'où sont issues ces importations sont pour la plupart ceux-là mêmes vers où les hydrocarbures bruts sont exportés. Comment considérer ce négativisme économique et cette négligence politique du futur collectif que symbolise la trop faible valorisation interne des ressources d'hydrocarbures, sinon comme une manifestation franche de l'attrait qu'exerce la captation des rentes sur les différents pouvoirs à la tête des institutions, quelles que soient les périodes et les conjonctures économiques et sociales par lesquelles est passée la situation socioéconomique générale ? Quels sont les impacts du retard d'un demi-siècle sur la modernisation sociale et économique ? Une ébauche de réponse très partielle malgré son objectivité en est donnée en 2020 par le Pr E-M. Mouhoub. Cet auteur, économiste orthodoxe selon ses nombreux écrits, ne se hasarde pas à analyser plus profondément qu'il ne le fait le lien entre l'évolution de l'économie et de son organisation avec le système de gouvernance sociopolitique. Comme si la transformation systémique de l'économie pouvait être détachée des conditions et visées politiques qui sous-tendent toute politique économique ici et ailleurs. À plus forte raison quand il s'agit d'un pays où tout est à construire comme l'Algérie et où les forces sociales sont elles-mêmes en quête inachevée de stimulants qui les rassemblent autour d'objectifs communs. La question qui émerge est de savoir si la mise en avant de cette question dès 1982 est une manifestation sincère d'une préoccupation politique et d'une vision socioéconomique, ou bien simplement une tentative de remplir les vides en termes de débats et de faire patienter les diverses couches sociales jusqu'à des futurs indéfinis, tout en poursuivant la captation politique et privée des rentes. J'avais plaidé, par une démonstration argumentée, pour la mise en place d'une économie productive de valeurs nouvelles, contrebalançant l'économie rentière et permettant de sortir des "rentes" et non la seule rente des hydrocarbures, comme le font certains économistes bloqués sur cette dernière, sans tenter d'élargir outre mesure leurs réflexions à ce qui se passe en matière économique sous leurs yeux décidément bien aveugles, ou peut-être aveuglés. Cette rencontre scientifique avait donné lieu à un recueil des débats, lequel doit se trouver dans les archives, si conservées et organisées, de l'ex-INH. À l'époque, en 1982 comme aujourd'hui en 2020, l'enclenchement de ce passage constitue en fait un bouleversement de la conception du système économique dans la définition de ses objectifs, les moyens matériels et humains pour ce faire, ainsi que les méthodes de son organisation et des articulations à créer et à respecter entre les composantes de ses structures, celles existantes et celles à créer. Les indices publics montraient en fait qu'aucune volonté ni politique ni sociale n'était suffisamment forte pour enclencher cette transformation systémique que du bout des lèvres les pouvoirs annonçaient à travers moult discours, dont cette rencontre académique citée plus haut. Quant à ma modeste contribution, la presse de 1982 en a fait un compte rendu orienté et critique en qualifiant mon texte de "panacée", sous la plume d'un de ses journalistes de l'époque (M. R. Hammouche). Je relate cela plus de 38 ans après pour confirmer si besoin en est que les propositions faites par de trop rares spécialistes intègres pour sortir d'un système économique rentier ne datent pas d'aujourd'hui. Ce système, tel un cercle dans lequel l'économie tourne pour revenir au même point, est toujours dominant. Il le restera tant que le travail n'est pas valorisé. Une simple comparaison des émoluments des salariés les plus hautement qualifiés, par exemple les médecins du secteur public, les enseignants universitaires et les chercheurs, les ingénieurs et techniciens industriels, avec leurs collègues de même grade à l'étranger, le prouve plus que mille discours. Malgré les grades et l'expérience professionnelle accumulée, les salaires d'ici sont inférieurs aux Smig d'ailleurs, là où le savoir est le critère par excellence de l'émulation productive. Dans la sphère économique, seuls les cadres dirigeants sont choyés plus que leurs dus, dénommés "managers" par simple mimétisme menteur des vrais "managers" d'ailleurs, là où les entreprises économiques sont basées, elles, sur la production de valeurs nouvelles et l'innovation dûment vérifiées, comptabilisées, analysées. L'Algérie, producteur marginal d'hydrocarbures, ne peut ni influer sur les orientations du marché ni orienter selon ses objectifs internes la politique de l'organisation internationale regroupant une partie des producteurs (Opep). Comme le choix et l'application du "Plan antipénurie" ou PAP. Personne parmi les décideurs de l'époque et des rares économistes évoluant à leurs périphéries n'a relevé la négativité de cette décision sur les maigres ressources financières collectives, ni sur la démobilisation et l'amplification de la prédation déguisée que ce programme politico-économique allait entraîner à terme. En Algérie, ceux n'ayant ni compétence ni ne travaillent réellement, ne produisant ni "capital matériel", ni "compétences humaines", encore moins un "capital symbolique en savoir" pour la collectivité nationale, comme des députés, des sénateurs, d'autres membres de la plupart des structures institutionnelles, sans rien avoir comme compétences prouvées, sont grassement rétribués et engrangent des avantages à ne plus compter et à ne plus finir. Parfois certains de ces gens, par leurs complicités silencieuses et approbatrices, ont encouragé le système prédateur ayant prévalu de 1999 à 2019, sans s'opposer, sans publiquement dénoncer, sans démissionner. Qui, parmi les rares économistes porte-plumes souvent non sollicités des pouvoirs et de leurs périphéries prédatrices, a un jour lu et enseigné à ses étudiants Piketty, Cayla, Lordon, Stiglitz ou Atkinson ? Les ont-ils jamais lus ? L'inégalité dont celle d'obtenir un emploi correspondant à la formation reçue et l'inégalité en matière de revenus sont parmi les raisons principales qui expliquent la fuite des cerveaux. Plusieurs milliers de médecins femmes et hommes travaillent dans toutes les régions de France et d'Europe. Des centaines au Canada, d'autres en Allemagne, en Belgique, au Qatar et dans plusieurs autres pays du monde. Des milliers d'étudiants se préparent à les rejoindre. Au moins 25 000 étudiants quittent chaque année, quels que soient les moyens de départ mobilisés, l'Algérie vers des pays plus reconnaissants de leurs efforts et de leurs contributions à leurs systèmes économiques et sociaux. Si on y ajoute ceux qui entreprennent malgré les dangers mortels l'émigration clandestine, on ne peut que conclure que le système de gouvernance, non pas seulement de l'économie mais de la société, produit d'année en année d'une part un désenchantement social profond et d'autre part une véritable saignée des ressources tant matérielles (coûts des formations reçues) que sociales (désagrègement des liens sociaux). Les indices imparables de cela se trouvent, par exemple, dans les réponses honnêtes et non manipulées d'une manière ou d'une autre, à ces questions simples et nettes : 1- Combien de diplômés universitaires et techniciens de la formation professionnelles restent toujours à ce jour au chômage ici même, comme les diplômés en sciences médicales, en sciences économiques ou en tout autre discipline scientifique ? 2- Combien de diplômés universitaires ne trouvent jamais d'emploi à la hauteur de leur formation supérieure ? Sortir de l'économie rentière, c'est mobiliser ce "savoir humain" inestimable que le système économique rentier en place depuis des décennies broie et écrase, à tel point que les universitaires n'envisagent leur avenir qu'à l'étranger. Pour tout cela, la construction d'une économie moderne, car productive et peu rentière, appelle le choix politique préalable de réduire l'acuité destructrice et démobilisatrice de ces questions centrales en y apportant les réponses politiques exhaustives. Sans ces préalables, la construction d'une économie productive ne sera qu'une redondance de plus, une chimère qui se poursuit uniquement dans le discours, au fil des ans depuis 1982 et jusqu'à un horizon futur si lointain qu'il restera toujours indéterminé. - Quelles politiques, quelles autorités ont permis aux prédateurs de durer et de prospérer dans le vol et la prédation ? - Quels mécanismes et structures se sont avérés permissifs et ont permis la survenue de ces prédations se chiffrant en centaines de milliards, sinon en milliers de milliards au fil des ans ? - Comment réorganiser les institutions et mettre en place les contre-pouvoirs institutionnels nécessaires en vue de protéger les ressources publiques ? Des conditions inévitables devront à ce niveau être scrupuleusement respectées pour ne plus laisser de possibilité de perpétuation des gouvernances politiques néfastes de l'économie, entamées en 1979-1980 et plus particulièrement de 1999 à 2019. Ces conditions peuvent être ébauchées ci-dessous. - Les contre-pouvoirs institutionnels à mettre en place au niveau du système économique, des institutions financières, des institutions de contrôle (Cour des comptes, etc.) doivent être rigoureusement indépendants. Pour cela, s'inspirer des exemples réussis en Europe du Nord (Suède, Finlande, Norvège) est une nécessité absolue. - L'obligation de publication des rapports périodiques des institutions doit être respectée strictement et par toutes les autorités. Sans indépendance stricte des contre-pouvoirs à mettre en place, sans publication obligatoire et régulière des rapports d'activité, autant ne rien promettre, ne rien annoncer, cela ne pourra pas aller loin, et le cercle vicieux de "l'économie rentière" reprendra son cours dominateur et prédateur. - La refonte des institutions de représentation politique (Parlement, Assemblées régionales et locales) sur de nouvelles bases légales (compétence du candidat à l'élection législative, source et bilan à jour de son patrimoine et de sa famille proche, niveau acceptable de formation). - Dissolution des partis politiques actuels avec interdiction d'exploiter le patrimoine historique pour la dénomination de nouveaux partis et l'interdiction d'exploiter politiquement la foi des populations en politique. - La fixation institutionnelle de nouvelles règles pour la création et l'agrément de "partis politiques" dont le nombre doit être restreint pour plus de représentativité et d'efficience politique. - La fixation d'objectifs économiques à atteindre aux personnels diplomatiques en poste à l'étranger.