La famille Kouninef... Pour beaucoup d'Algériens, ce patronyme à lui seul faisait penser à une mystérieuse "famiglia". À l'image même de ces familles puissantes qui incarnaient jadis le cœur de la mafia italienne et leurs réseaux plus qu'influents au sein de la sphère économique et sociale. Dans le contexte de l'euphorie révolutionnaire du Hirak et de son florilège de slogans contestataires, leur nom, pour ceux qui le connaissaient, faisait aussi penser à la fameuse série à succès de Netflix, La Casa de Papel. Un feuilleton mettant en scène des interconnexions mafieuses très sophistiquées, parodiées et "chantées" lors de manifestations populaires, pour devenir La Casa d'El-Mouradia. Entre mythes et réalités, la famille Kouninef incarne, aux yeux de beaucoup d'Algériens, le cœur même du système d'oligarchie mafieuse qui s'est formé autour du clan des Bouteflika. De par leur proximité de longue date avec le président déchu, les Kouninef ont eu droit à tous les renvois d'ascenseur, dès l'accession au pouvoir d'Abdelaziz Bouteflika ; l'ami du patriarche Kouninef qui l'a tant soutenu et aidé durant ses années de traversée du désert. C'est du moins ce que plusieurs témoignages s'accordent à narrer. Vers la fin des années 2000, l'Algérie de Bouteflika, touchée par la grâce du pétrole cher, se découvrait une certaine opulence financière vite convertie en système tentaculaire de distribution et de partage de rente et d'argent public à tout-va. Commençait alors à se former cette oligarchie si puissante et si influente, dont les frères Kouninef sont devenus le symbole et l'incarnation par excellence, malgré tous les soins qu'ils mettaient à rester dans l'ombre, à l'inverse d'autres hommes d'affaires aujourd'hui en prison. À la tête d'un mastodonte sorti presque du néant, les Kouninef ont pu étendre leur groupe et leurs activités à divers créneaux, allant des travaux publics à l'agroalimentaire et la téléphonie ; le tout par l'entremise directe de l'ancien président lui-même dont ils finançaient régulièrement les campagnes électorales, puis de son frère-conseiller, qui en est devenu le compère fidèle. Selon des témoignages de certains hommes d'affaires et acteurs politiques, les Kouninef ne faisaient pas que s'assurer de vastes privilèges auprès de l'omnipotent conseiller spécial du président de l'époque, mais ils l'influençaient et le dirigeaient eux-mêmes, lui dictant parfois jusqu'à la marche à suivre dans l'administration des affaires économiques et publiques. Karim, le frère aîné, Noah-Tarik, Souad, la sœur, et surtout Rédha, le plus influent de la smala, ainsi que leur mère, Mme Kouninef Rose-Marie Lislote Horler, réputée proche de certains lobbies d'ailleurs, formaient ainsi cette famiglia agissant toujours loin des projecteurs, mais faisant et défaisant la décision au sein des hautes instances de l'Administration, au point que l'évocation de leur seul patronyme suffisait pour qu'ils se voient accorder avantages, financements bancaires et marchés publics, selon les témoignages d'observateurs de la scène politique. "De par leur proximité connue avec Saïd Bouteflika, les Kouninef n'avaient même plus besoin d'intervenir directement pour obtenir des projets ou des crédits, les arbitrages au sein d'administrations et de banques publiques se faisant presque systématiquement en leur faveur", témoignent en ce sens d'anciens cadres du groupe KouGC, propriété de la même famille. Aujourd'hui en grande difficulté suite à l'emprisonnement de trois des frères Kouninef, dont le procès vient d'être reporté au 2 septembre prochain, KouGC a connu auparavant une extension et une ascension fulgurantes, investissant presque dans tous les secteurs juteux, à la faveur surtout de l'accès privilégié de ses propriétaires à la commande publique et aux financements bancaires pour des projets aux coûts parfois exagérément surévalués. Plus d'une vingtaine de milliards de dinars ont ainsi été accordés au groupe Kouninef par un consortium de banques étatiques, chapeauté par la BEA, pour financer un projet dans le secteur de l'agroalimentaire dont le coût négocié serait très fortement excessif en comparaison avec d'autres investissements concurrents de même nature. Outre leur accès privilégié à divers avantages et largesses auprès de banques de l'Etat, les frères Kouninef étaient également décriés et dénoncés par certains acteurs économiques pour des situations de trafic d'influence et de blocages exercés grâce à leur proximité avec le clan Bouteflika pour s'arroger illégalement des monopoles de fait sur certains marchés et activités à forte rentabilité. Comme Haddad, Tahkout et autres oligarques et hauts responsables de l'ancien régime, hier influents, aujourd'hui derrière les barreaux, les Kouninef — quelles que fussent l'immensité de leur pouvoir et le degré de leur corruption — n'incarnent en définitive qu'un rouage parmi d'autres d'un vaste système de prédation, dont les tentacules si étendus et dévastateurs ont fini par échapper à tout contrôle, y compris même à ceux qui en ont été les principaux architectes et dirigeants. Et en cela, le procès attendu des frères Kouninef devrait nécessairement, et plus que tout autre, être celui de tout le régime bâti autour des Bouteflika.