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Lire délivre
Sila
Publié dans Liberté le 22 - 10 - 2020


Par : Azouz Begag
Ecrivain

Le Sila de cette année n'aura pas lieu. Pour garder le lien entre écrivains, éditeurs et lecteurs, Liberté ouvre ses colonnes et leur donne la parole...
Ces dernières années, j'ai été invité cinq ou six fois au Sila. Chaque fois, j'étais ravi de voir l'incroyable énergie que cet événement dégageait dans la capitale. Il faut voir ! Toutes les artères de la ville complètement saturées de véhicules, qui convergent vers le lieu où des millions de livres leur ont donné rendez-vous. C'est inconcevable. Aucune autre ville au monde ne peut se targuer de créer de tels embouteillages pour une simple fête du livre. Alger, oui. Pour le Sila, le public est là. À chaque édition. Il ferait tout pour ne pas manquer les conférences, les rencontres avec les écrivains, les expositions... qui font salle comble. Les découvertes culturelles avec les pays invités d'honneur font recette. C'est une belle réussite dont l'Algérie peut se vanter. Le livre y est vivant et le Sila est le point d'orgue de sa célébration.
La faim de lire est à Alger. En France, je connais beaucoup d'écrivains qui souhaitent aller ou bien retourner à Alger pour se mêler à l'ambiance du Sila, car lorsqu'on y est allé une fois, on a envie d'y revenir et de retrouver le public avide de rencontres avec les auteurs, de palabres, d'échanges. Ici, on aime toucher le papier, ouvrir un bouquin, lire la quatrième de couverture.
Cette année, Alger ne vibrera pas des intenses embouteillages du Sila, mais il faut se résoudre à cette incroyable secousse qui secoue la planète tout entière. Du jamais vu. On a l'impression qu'un géant a mis son énorme pied sur la trajectoire de la terre et l'a obligée à s'arrêter de tourner, faire une pause. Pour une fois dans l'histoire de la planète des humains, nous nous retrouvons tous face aux mêmes angoisses. En même temps.
Heureux d'être encore en vie
À Lyon, durant les semaines de confinement, le silence qui s'était abattu sur la ville était celui des cimetières. Moteurs, klaxons, marteaux-piqueurs, tohu-bohu et tintamarre, voix humaines, tout s'était tu. Désormais, les sons secs et distincts qu'on n'entendait jamais auparavant remontaient à la surface comme des bulles d'air du fond de l'océan. L'espace était en apnée, débarrassé de tout frottement. Ainsi, dans mon immeuble, d'habitude plein de vie, on n'entendait plus rien au cours de la journée. Cependant, un curieux phénomène se produisait à vingt heures. Des musiciens sortaient dans la cour principale pour jouer et chanter, et les voisins apparaissaient à leur balcon pour les applaudir. Des familles entières se montraient à visage découvert. C'est la première fois que je les voyais. Ils ouvraient grand leurs fenêtres, leurs intérieurs et leur intimité au regard d'autrui.
Nous nous démasquions les uns les autres. C'étaient mes voisins, mais nous étions de parfaits inconnus depuis des années. En applaudissant les musiciens qui chantaient Résiste ! ou We will survive, nous échangions des regards surpris et des sourires hagards, heureux d'être encore en vie, c'est tout. Simplement. On n'avait jamais été aussi proches grâce à ce petit bonheur partagé. Nous nous surprenions d'être voisins, comme si un vulgaire virus nous avait permis de redécouvrir notre part humaine que nous tenions camouflée par sécurité, pour nous protéger des rencontres hasardeuses.
Nous étions donc "voisins". Voisiner ? Voisinage ? Les mots résonnaient étrangement dans le nouveau silence du monde. Bien sûr, il y avait déjà "la fête des voisins" en juin, celle de la musique, des mères, du Beaujolais, de Halloween, des amoureux, des morts... mais le silence qui faisait remonter l'écho des mots à la surface de nous-mêmes nous amenait à réaliser combien ces fêtes n'en étaient pas. La société nous a imposés du "prêt-à-fêter".
Désormais, j'avais des voisins-corona. Ce n'était pas une amitié virtuelle comme celle de facebook, mais réelle et solide. Le lien entre nous était plus fort, puisque le liant, c'était la mort. Si proche, alors qu'on la croyait reléguée à la périphérie de nos vies. Belle ironie. Dehors, la distanciation spatiale avait été instaurée comme geste barrière contre l'épidémie, mais dedans la proximité sociale du voisinage se dévoilait. Elle était à fleur de peau. Nous étions de vrais proches, séparés par de ridicules cloisons de briques et des planchers en bois. De nos murs respectifs, on échangeait des sourires hagards, des mots inaudibles. Quand la guerre serait terminée, me disais-je alors, on verra bien si Voisin-Corona me reconnaîtra dans l'ascenseur et s'il continuera de me dire bonjour.
Ensemble, tout devient possible
Durant ce confinement, j'avais constaté une autre étrangeté : plus aucun avion ne traversait le ciel. Au-dessus de nos têtes, la mer était d'huile, bleue comme jamais, les nuages avaient l'interdiction absolue de circuler et de nuire à cette nouvelle pureté. Seuls les oiseaux continuaient d'occuper les airs, sans attestation dérogatoire de sortie, hors de portée de la police de l'air et des frontières. Ils voyaient ici-bas notre nouvel état d'apesanteur. Nos eaux étaient montées, elles avaient tout renversé, emporté, et nous flottions, grelottant sur des radeaux de fortune avec les petites richesses que nous avons sauvées. Il y avait du Titanic dans notre sort.
L'espèce humaine avait rencontré un gros pépin qu'elle avait elle-même placé sur son chemin. Fini la frénésie des "en avant toutes !". Maintenant, on stoppait les machines et on écoutait. Nos valises étaient bourrées de peurs. Il fallait se délester. Et comme on ne pourrait pas emporter tous nos biens sur les canaux de sauvetage, on réalisait soudain que des tas d'objets dans nos vies ne pesaient plus rien. Leur valeur s'annulait sous les eaux. Le dérisoire et l'essentiel se distinguaient avec une netteté exceptionnelle. On faisait le tri. Le temps des grandes mascarades de la vie sociale avait fait long feu. Covid nous braquait. Depuis que la mort frappait à la porte de chacun d'entre nous, sans distinction, ce qui était essentiel sautait à nos yeux : nos parents, nos enfants, ceux que l'on aime du fond du cœur. L'amour au sens propre.
"Prenez soin de vous et de vos proches", lisait-on un peu partout. Mais les proches, c'étaient aussi les Italiens, les Espagnols, les Africains, les Américains, les Indiens, les Chinois... des peuples, des cultures et des pays que nous irions visiter avec gourmandise après la guerre, quand nous tomberons les masques. Enfin, nous étions les uns et les autres sur le même bateau, dans la même galère, en partage de connexion sur la planète. Bluetooth nous proposait une application pour une chaîne humaine mondiale. Ensemble, tout devient possible. Un virus l'avait dit. Eux et nous faisions un. Sur le champ de bataille, il y avait nous et c'est tout. Nous tous, gens d'ici et gens d'ailleurs, sous le coup d'une double peine, celle de contaminer sa propre vie et celle des autres. La propagation serait freinée si chacun devenait lui-même et les autres en même temps. L'espace privé et collectif se rejoignaient dans l'être. Dans l'urgence, chacun comptait double, devenait considérable. Nous réalisions dans notre intimité que nous étions tous à égalité des chances devant la mort, davantage encore, maintenant que nous connaissions l'existence des "asymptomatiques", les sans-stigmates.
Certains s'en inquiétaient. Ainsi, les Autres, les boucs-émissaires, n'existaient plus dans la gestion de la peur collective qui nous terrassait. Dans le bon temps d'avant, il était aisé de les repérer : ils avaient un faciès reconnaissable, des stigmates, des origines connues, des appellations, des stéréotypes... C'est fini. On revoit la copie. L'injonction "Etrangers retournez chez vous !" avait fait place à une nouvelle invitation : "Restons chez nous." C'était plus mignon. Nous étions misérablement convoqués par un virus à nous retrouver autour d'un sort commun pour nous protéger ensemble, laver notre linge sale en famille. Covid est rusé et farceur. Comme dans la série télévisée La Casa de Papel, il avait obligé chacun à enfiler le même masque, ravisseurs et otages, pour brouiller les pistes de la police et des tireurs d'élite, en embuscade sur les toits de la banque.
Il jouait au chat et à la souris avec nous, éteignait nos lumières, nous plongeait dans le noir et la terreur : nous ne savions rien de lui, ni quand il va retourner dans son pays. Sadique, invisible, il titillait nos nerfs. Il avait vu qu'à l'annonce de la guerre contre lui beaucoup de citadins avaient cherché à fuir dare-dare les zones urbaines exposées. Il avait fait ressentir de plein fouet la charge du mot "exil" à tous ceux qui s'étaient entassés dans les gares parisiennes et les trains bondés pour aller chercher refuge à la campagne, dans leur résidence secondaire, chez des proches, en location, à l'air libre, à la mer, dans le vert. La campagne a toujours bon dos quand la ville tremble. Hélas, outre leurs bagages et leurs enfants, les fuyards avaient emporté avec eux l'épidémie dans les campagnes, au grand dam des paysans tentant de repousser ces hordes de migrants contagieux venus profiter des avantages de leur sécurité rurale. Encore une belle ironie ! Covid ouvrait nos yeux sur les douleurs de l'exil forcé des Autres, ceux qui ont fui ces dernières années leur pays en guerre, Afghanistan, Syrie, Liban, Irak... et quémandé l'asile, un travail, du pain aux Européens. Et les autres, noyés en Méditerranée.
Nous vivons une situation inédite dans l'histoire.
En France, où le calvaire est loin d'être terminé, les semaines de confinement qui ont commencé au mois de mars ont été un moment qui restera gravé dans les mémoires de chacun. Mais de toute expérience il faut tirer des leçons. Pour ma part, je n'ai jamais lu autant de livres que depuis le mois de mars. Je ne peux pas tous les citer, mais je remercie leurs auteurs de les avoir écrits. La littérature, quelle chance ! Quelle aubaine ! Quel bonheur ! Hier, par exemple, j'ai terminé un roman du Chinois Yu Hua. Il s'appelle Le Vendeur de sang. Bourré d'intelligence, de clins d'œil, de magie, de subtilité, de ruse... j'ai éclaté de rire si souvent en le parcourant.
Tout en le lisant, je pensais à deux choses. D'abord, que je voudrais bien un jour rencontrer son auteur et lui dire combien son histoire m'avait rempli de bonheur. Ensuite, le partager avec tout le monde. Je tenais immédiatement à répandre autour de moi la bonne nouvelle de son existence. Je l'ai fait sur les réseaux sociaux. C'est cela, la littérature. Des rencontres, des partages. La vie. Pour le meilleur de nous-mêmes et de l'humanité. Dans le monde d'après, il y aura d'autres Sila, d'autres rencontres, d'autres bonheurs. Livre délivre !


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