Ghazi Kanaan, le ministre de l'Intérieur sous Bachar al Assad, ne donnait nullement l'impression d'un homme qui pouvait mettre fin à ses jours, selon son entourage. Ses révélations à l'enquêteur onusien seraient derrière sa tragique disparition. À son arrivée, mercredi 12 octobre à huit heures au siège de son département, Ghazi Kanaan a provoqué, comme à son habitude, les claquements de chaussures des militaires en faction lors de la présentation des armes à l'entrée du ministère en signe de respect et de peur surtout, tellement il était craint. Il a directement rejoint son bureau où quelques instants plus tard, une détonation d'arme à feu retentit. Par la suite, un porte-parole du Conseil des ministres syrien a fait l'éloge du défunt en précisant qu'il s'était suicidé en se tirant une balle dans la bouche. Voilà un scénario que peu de gens auraient pu imaginer au sujet de Ghazi Kanaan, tellement il dégageait une force de caractère hors du commun. Le suicide était la dernière chose à laquelle aurait pensé cet homme, selon son proche entourage. Il faisait et défaisait le Liban à sa guise tout au long de la période où il était responsable du service du renseignement syrien à Beyrouth. Véritable “homme de fer”, il était le véritable président du Liban où il avait mis sous sa botte toute la classe politique du pays sans exception aucune. Sa subite disparition est inévitablement liée à l'assassinat de l'ancien chef du gouvernement libanais Rafic Hariri. Selon les analystes avisés de la scène syrienne, il constituait “l'offrande” idéale que pouvait faire le régime de Damas dans l'espoir de sortir de la crise qui le secoue. Ses aveux à l'enquêteur onusien Les choses se sont précipitées à la suite de l'audition de Ghazi Kanaan par Detlev Mehlis, le responsable de la commission des Nations unies, sur la mort du Premier ministre libanais. À en croire l'hebdomadaire égyptien El Ousboue, il aurait avoué à son interlocuteur avoir perçu des chèques, dont il gardait des copies, de Rafic Hariri pour distribuer de l'argent à des personnalités syriennes et libanaises. Entre autres aveux, le défunt ministre syrien de l'Intérieur aurait reconnu avoir touché des dizaines de millions de dollars de l'ex-chef du gouvernement libanais en 2000 afin de l'aider à faire passer un projet de loi relatif à l'organisation des élections, qui lui a permis de remporter à une écrasante majorité les législatives suivantes et d'asseoir solidement sa présence à la tête du gouvernement libanais. Le fait qu'à cette époque Rafic Hariri dirigeait l'opposition libanaise antisyrienne a certainement mis la puce à l'oreille des principaux responsables du régime de Bachar al Assad, qui avaient, eux aussi, leurs yeux et leurs oreilles à Beyrouth. Le pouvoir central à Damas n'a pas tardé à relever Ghazi Kanaan de ses fonctions. Liens étroits avec Rafic Hariri Son rappel en Syrie était dicté par l'impérieuse nécessité de casser l'opposition libanaise qui, en bénéficiant de son soutien, constituait une réelle menace pour les intérêts de certains pontes du pouvoir central. Ce qui irritait davantage ses détracteurs, c'est sa persistance à vouloir écarter le président libanais actuel, Emile Lahoud. Il contestait de façon virulente son maintien à son poste comme le recommandaient des proches collaborateurs de Bachar al Assad. Ses liens étroits avec l'ancien chef du gouvernement libanais, qui se sont renforcés après son retour à Damas, n'ont guère arrangé la situation pour lui vis-à-vis de la direction syrienne. Il venait d'outrepasser les prérogatives qui lui étaient assignées par ses chefs. En 2004, il est écarté de l'importante fonction de responsable des “services secrets politiques” pour être désigné comme ministre de l'Intérieur, poste où son contrôle est plus facile. Ghazi Kanaan constituait désormais une menace qu'il fallait éliminer rapidement. Lignes rouges Bien qu'ayant compris que sa nouvelle nomination constituait le début de la fin pour lui, car de nombreuses parties le prenaient pour cible, il n'a jamais baissé les bras. La perte de “l'immunité politique”, dont il bénéficiait à son précédent poste, ne l'a pas empêché de résister. Il avait compris que Damas ne ratera aucune occasion de le présenter sur l'autel des sacrifices. À partir de là, il s'est permis de franchir toutes les lignes rouges. L'assassinat de Rafic Hariri a accentué sa marginalisation, car le régime d'Al Assad était à la recherche d'un bouc émissaire pour montrer patte blanche à l'Occident, de plus en plus menaçant. Washington multipliait les mises en garde directes et les mesures pour isoler encore plus la Syrie. Le gel par les Américains des avoirs à l'étranger de Ghazi Kanaan, ainsi que ceux de son successeur à Beyrouth, Rostom Ghazala, pour soutien au terrorisme sur recommandation de la commission d'enquête des Nations unies le 30 juin dernier l'ont convaincu qu'il avait perdu tous ses appuis. Sa mort est intimement liée à la tragique disparition de Hariri. Conséquence de la pression de Washington. La disparition de Ghazi Kanaan était perçue dans l'entourage du chef de l'Etat syrien comme la solution aux problèmes que vit le pays depuis l'assassinat de Rafic Hariri. En effet, les menaces américaines de recourir à la force, qui sont restées sans écho dans le monde arabe, ont rajouté à la crise vécue à Damas. Les nombreuses déclarations d'officiels américains à ce sujet et l'information relative à une concertation américano-israélienne sur le sort qu'il fallait réserver à la Syrie ont certainement poussé les dirigeants syriens à agir dans la précipitation. L'approche de la divulgation des résultats de l'enquête de l'ONU menée par Detlev Mehlis a poussé Al Assad à sortir de son mutisme. Sa déclaration faite à la chaîne américaine CNN le jour même de l'annonce du suicide de Ghazi Kanaan, précisant que tout Syrien qui sera impliqué dans l'assassinat de Hariri sera sévèrement puni, est un signe qui ne trompe pas sur sa prestance à faire d'autres sacrifices pour se maintenir au pouvoir. Le président syrien a beaucoup plus peur de sanctions internationales que d'une intervention militaire, parce que l'isolement le poussera indubitablement vers la porte de sortie. Une chose est sûre, les Etats-Unis sont en quête d'un remplaçant, mais Bachar al Assad serait disposé à toutes les concessions pour peu qu'il soit épargné. Les observateurs de la scène syrienne émettent des doutes sur l'hypothèse du suicide du ministre syrien de l'Intérieur, parce que trop d'évènements et de faits contredisent cette option chez le défunt. Ses révélations à l'enquêteur de l'ONU sont les meilleurs arguments détruisant cette thèse. K. A.