Entre débrouillardise et ras-le-bol, les Algérois sont appelés à s'adapter au rationnement du précieux liquide et à s'habituer à vivre sans eau courante qui, désormais, coulera dans les robinets un jour sur deux. C'est le désenchantement dans plusieurs quartiers d'Alger. Les résidents de Kouba, d'Aïn Naâdja, de Birkhadem, de Birtouta, de Gué-de-Constantine, d'Aïn Benian, de Birtouta, d'Hussein-Dey, de Bouzaréah... se sont réveillés ce matin sur une désagréable découverte : les robinets toujours à sec. "Nous sommes sans eau depuis lundi à 5h du matin. Nous pensions que nous serions prioritaires ce samedi, premier jour d'application du programme de distribution annoncé par les autorités de wilaya. Ce n'est malheureusement pas le cas", fulmine un quinquagénaire. Il attend devant une mosquée à Aïn Melha son tour pour remplir une dizaine de jerricans de 10 litres. "Je suis venu en voiture avec mon voisin. Jusqu'à hier, nous pouvions renouveler nos réserves d'eau depuis un branchement installé par un bénévole sur la façade d'un bureau d'études à la nouvelle cité LSP. Aujourd'hui, la coupure est générale", raconte-t-il. Un groupe d'habitants du quartier s'est rendu, tôt le matin, à la direction régionale de la Seaal (Société d'eau et d'assainissement) de Bir-Mourad-Raïs, pour s'enquérir du sort qui leur est réservé. Des agents leur ont expliqué que le débit est tellement faible qu'il est laborieux de fournir l'eau aux habitations implantées en hauteur. "Ce n'est pas convaincant. La Seaal alimente des quartiers tous les jours et en prive d'autres pendant des jours. C'est discriminatoire", s'insurge notre interlocuteur. Il montre, dépité, trois garçons âgés de 8 à 11 ans. "Ils habitent dans mon immeuble. Plusieurs fois par jour, ils portent, à bout de bras, deux jerricans de 5 litres chacun jusqu'au quatorzième étage. C'est affligeant. Ce matin, ils sont accompagnés de leur père." En colère contre les conséquences de ce qu'il qualifie de gestion désastreuse du secteur, il incrimine aussi l'incivisme de ses compatriotes. "Là où j'habite, des résidents ferment discrètement les vannes d'une partie du voisinage pour dévier l'eau vers leurs immeubles. D'autres ont installé de puissants surpresseurs pour pomper l'eau. C'est terrible de devoir jouer au chat et à la souris avec ses propres voisins", témoigne-t-il. Au marché des fruits et légumes d'Aïn Naâdja, au centre-ville de Birkhadem, ou encore à la localisation des logements sociaux de Vieux Kouba, les discussions portent essentiellement sur la pénurie d'eau. "Nous avons pu joindre difficilement la Seaal sur le 15-94. L'opératrice nous a informés que le programme du deuxième groupe de 20 communes sera alimenté de 8h à 16h dimanche, mardi et jeudi. Soit pendant les heures de travail des jours ouvrables. Devrais-je m'absenter du bureau pour faire mon ménage, ma lessive et renouveler ma réserve d'eau ?", s'interroge Karima, mère de trois enfants, accostée à proximité de la poste de Birkhadem. "Mon époux est cadre supérieur dans un organisme public. Le soir, je lui mets devant la porte d'entrée jusqu'à vingt jerricans pour qu'il les remplisse sur son lieu de travail. Cela crée beaucoup de tension entre nous. Il vit cette situation comme une humiliation devant ses collègues", confie Asma la trentaine. Ruée sur les cuves de stockage Les bouteilles et les bidons en plastique, vides ou pleins, prennent généreusement de la place dans la cuisine, la salle de bains, les balcons et ce, au grand dam des ménagères. Les gestes banals du quotidien — l'utilisation des sanitaires, la cuisine et son lot de vaisselle sale, le nettoyage du sol et surtout l'hygiène corporelle — se transforment en une dure corvée. "Une douche de cinq minutes prend une demi-heure de mon temps. À chaque utilisation des toilettes, je remplis manuellement la chasse d'eau. Laver la vaisselle et le linge dans des bassines est une vraie torture. En sus, je dois supporter les remontrances de mon mari et de mon fils aîné, qui estiment que je gaspille l'eau qu'ils peinent à ramener à la maison", égrène Selma, architecte, nouvellement installée dans un logement socio-promotionnel à Gué-de-Constantine. L'appartement ne dispose pas de suffisamment d'espace pour installer une citerne de grande contenance dans le séchoir exigu de la cuisine. Le comité d'immeuble interdit de la placer sur la terrasse. Pour ce couple, c'est l'impasse. Pourtant, les cuves de stockage d'eau potable de 800 à 1 500 litres fleurissent, déclinées en bleu, vert, blanc ou en gris, sur les façades et les toits des immeubles et habitations individuelles. Les ventes explosent dans la capitale, à telle enseigne que les prix ont été majorés de 20 à 50% en quelques semaines. Un réservoir de 1 000 litres, proposé en janvier de l'année en cours à environ 13 000 DA, est actuellement cédé à 17 000 DA. Le coût de la citerne et de son branchement avoisine les 55 000 DA. L'investissement vaut assurément la peine, ne serait-ce que par la préservation d'une commodité de base : avoir des robinets opérationnels en ces temps de rationnement drastique de la ressource hydrique. Le budget s'avère, néanmoins, important pour de nombreux foyers à revenus faibles ou moyens. "J'ai du mal à faire face aux dépenses incompressibles. Je ne peux pas me permettre l'installation d'une citerne. À quoi servirait-elle d'ailleurs, puisque les coupures durent jusqu'à une semaine dans mon quartier à Bordj El-Kiffan", se résigne Mohamed, chauffeur dans une entreprise privée. Dans cette proche banlieue-est de la capitale, les résidents profitent sereinement du premier vendredi de l'été. Un match de foot dans un stade de proximité capte l'intérêt d'une flopée de spectateurs. La fréquentation des magasins, des glaciers et des cafés est dense. Le front de mer attire également nombre de badauds. Pourtant, l'avant-veille, des dizaines de citoyens ont bloqué la ligne de tramway et la RN24 en protestation contre les coupures d'eau de longue durée. "Nous attendons de voir si le programme de distribution sera exécuté tel qu'il est annoncé. Si le problème persiste, les gens sortiront à nouveau dans la rue. La situation devient insoutenable", prévient Mohamed, gardien de parking. Il insiste pour nous emmener chez lui et nous présente son épouse. "Elle a des choses à dire sur le sujet", promet-il. Il habite au rez-de chaussée d'une construction inachevée de deux étages. À l'entrée, trône un tonneau de 200 litres à moitié vide, à côté de deux sacs-poubelles remplis de linge sale. "Demain matin, je les prends chez ma mère pour les laver à la machine. Hier, c'est ma belle-mère qui nous a dépannés. J'avise en fonction de la disponibilité de l'eau chez l'une ou l'autre. Il arrivera un moment où il ne nous sera plus possible d'abuser de leur bonté", informe, tout de go, une jeune femme venue nous accueillir sur le seuil de sa maison. "Ma mère, qui a vécu les coupures d'eau des années 80 et 90, nous a montré à mes sœurs et à moi comment utiliser le lave-linge en le remplissant d'eau par le tiroir à lessive. Je n'ai pas osé utiliser cette astuce. Si ma machine tombe en panne, je ne pourrai pas la remplacer", soutient-elle. Des membres proches de la famille, équipés de citernes et de bâches d'eau ou simplement privilégiés quant à la distribution en eau potable, sont souvent sollicités pour les douches, la lessive, ainsi que pour le réapprovisionnement en eau. Le recours aux services des camions-citernes est de plus en plus récurrent. Un réservoir de 1 000 litres est rempli à 1 500 DA. C'est quasiment le montant de la facture de la consommation d'un trimestre. L'Association de protection et d'orientation du consommateur et son environnement (Apoce) a dénoncé, vendredi sur son compte des réseaux sociaux, l'exploitation de la crise de l'eau par "l'apparition de pratiques indignes des temps modernes". Elle a diffusé l'image d'une file de citoyens devant un camion-citerne qui vendait le litre d'eau non minérale à 5 DA. Par : Souhila H.