Liberté : Que vous inspirent les dernières décisions du président Kaïs Saïed ? Selim Kharrat : La feuille de route annoncée par le président (avant-hier, ndlr) était attendue depuis longtemps. Elle est arrivée très en retard, cinq mois après sa suspension du Parlement, fin juillet. Elle est aussi ambitieuse : il souhaite organiser une consultation nationale, un référendum et des élections législatives en un an. Elle est aussi floue : il ne dit rien sur l'élection présidentielle, une étape obligatoire en cas d'adoption d'une nouvelle Constitution. Par ailleurs, il n'explique pas les modalités de l'organisation de ces différentes étapes. Ces décisions ne risquent-elles pas de prolonger la crise politique, déjà latente dans le pays ? Il va sans dire que ces décisions vont intensifier la crise politique dans laquelle le pays est installé depuis déjà quelques années. Le président Kaïs Saïed transforme un état d'exception en un état quasi permanent, dans la mesure où si des législatives sont organisées en décembre 2022, on aura passé près d'un an et demi sous état d'exception. Il faut savoir, par ailleurs, qu'en une année, plein de choses peuvent se passer et la situation politique, économique et sociale risque fort d'évoluer d'ici là. Beaucoup accusent le président de tentation autoritaire. Votre avis ? Je partage cet avis. Le président est renfermé sur lui-même, ne consulte personne, et tient des discours haineux et belliqueux. Il est peu transparent, populiste et rejette tous les corps intermédiaires. Il veut décider seul du sort du pays, sous le couvert de légitimité populaire. Il ne parle pas aux journalistes et fait pression sur la justice pour poursuivre ses adversaires politiques. Existe-t-il un rapport de force dans la société capable de faire barrage à cette tentation autoritaire ? On est dans une situation inédite, où le président n'a que peu d'alliés sur la scène politique et au sein de l'élite tunisienne. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Kaïs Saïed jouit encore – du moins pour le moment – d'une grande popularité : 62% de taux de confiance selon les derniers sondages. Le rapport de force ne changera que lorsqu'une majorité de Tunisiens s'opposera clairement à son projet. Ce qui, avec le temps et les difficultés socioéconomiques, risque de se produire. On accuse certaines monarchies arabes d'influencer le cours des événements en Tunisie. Est-ce fondé ? Rien ne le prouve, mais il est clair que la Tunisie est sous le regard et la loupe des monarchies arabes et de la Turquie pour ce qu'elle représente comme enjeu de démocratisation des pays arabes. Elle est aussi un enjeu pour le rôle-clé qu'y jouent les islamistes depuis une décennie. Peut-on dire qu'il y a un recul sur les acquis démocratiques nés de la révolution du Jasmin ? Les reculs sont évidents : une Constitution adoptée presque à l'unanimité en janvier 2014, élaborée après trois années d'intenses débats et luttes, et que Saïed a suspendue par simple décret présidentiel ; des instances de régulation qui, bien que bancales et affaiblies, sont importantes dans toute démocratie et que Saïed est en train d'annuler les unes après les autres : l'instance anticorruption a été fermée manu militari, l'instance de contrôle de la constitutionnalité des lois annulée par décret, l'instance des élections et le Conseil de la magistrature dans le viseur de Saïed et sous le feu de ses critiques... Une société civile ignorée et pointée du doigt, alors qu'elle a joué un rôle primordial dans cette décennie. Ensuite, être dans une situation où tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains d'une seule personne, c'est un grand recul !