"Quand tout vous tourne le dos, vous n'avez qu'à aller du côté face." (Alfred Jarry) Ces gamins dépossédés d'avenir ne sont pas les seuls. Parmi les nombreux locataires de la marge. Des locataires qui ne savent plus à quelle planche de salut se vouer. Ces enfants sont, pourtant, considérés comme étant en "danger moral", selon la formule consacrée. À l'entrée des immeubles. Au pied des cages d'escaliers. Près des vide-ordures ou au seuil de votre porte. Parfois sur le point d'appuyer sur votre sonnette. Quelques gamins traînent péniblement leur fardeau cabossé. Ils posent journellement et invariablement la même question : "Avez-vous du pain sec ?" C'est leur pénible activité. C'est leur sale besogne. C'est leur maigre part d'existence. C'est leur pâle destinée. Ramasseurs de pain sec. Ils ont l'âge d'être à l'école. Et le regard qui ressemble à l'entrée de l'enfer. Abandonnés aux griffes acérées de l'aléatoire. Du probable et de l'incertain. Ils font du porte-à-porte pour ramasser les restes de quelques miettes de pain rassis. Le pain de trop. Le pain que l'on n'a pas eu le temps ou l'envie de manger. Le pain subsidiaire. Ce pain qu'on met au balcon. Qu'on entasse dans des sachets de plastique, dégoutés d'exister. À force d'être engrossés par ce pain qu'on oublie. Le pain à jeter. Le pain à donner à ces gamins paumés. En les grondant parfois. En leur baragouinant hâtivement quelques bribes de morale étriquée. Une morale de palier ou d'escalier qui suinte l'individualisme et l'hypocrisie. Cette morale enrobée d'une fausse religiosité. À laquelle ces enfants ne prêtent aucune oreille. Leur petit crâne est déjà copieusement encombré par ces inepties. Ils sont devenus insensibles aux sermons. Ils font sinistrement le tour de quartiers maussades pour récupérer leur pain nu, comme dirait Mohamed Choukri. Ce pain dont on ignore la destinée. Certains pensent qu'il sert de nourriture aux animaux. D'autres pensent qu'il est plutôt destiné à produire de la carantica ou des gâteaux douteux. Ou encore à préparer on ne sait quelle autre mixture indigeste. Qui rappelle la phrase de James Joyce selon laquelle Dieu a fait l'aliment, le diable l'assaisonnement. Des assaisonnements biscornus qui se retrouvent dans on ne sait quel boui-boui obscur. Ces gamins montent et descendent les escaliers édentés de plusieurs immeubles qui courbent lourdement l'échine. En les quittant, ces gamins font le tour de plusieurs quartiers. A la recherche de ce pain non consommé. Leur sac bondé sur leur frêle épaule, ils traînent les pieds. Un sac bourré jusqu'au cou de miches écornées. Au point de racler de trop près le sol poussiéreux. Ils le tirent comme une bête réticente. Comme un animal qui ne veut pas avancer. Un sac qui a presque leur taille tellement il est chargé. Tellement ils sont petits. Ces gamins ont l'âge de jouer. L'âge de l'insouciance. L'âge d'être pris dans les bras. L'âge d'être embrassés. L'âge d'être loin de cette fournaise. La fournaise d'être aussi scandaleusement exploités. D'être ainsi envoyés au charbon. D'être honteusement utilisés. En toute impunité. Par on ne sait quel quidam sans scrupules. Par on ne sait quel réseau. Un de ces réseaux qui pullulent. Le réseau des bourses, le réseau des cigarettes, le réseau du chewing-gum, le réseau des mouchoirs en papier, le réseau des laveurs de pare-brise, le réseau des mendiants en herbe et de toute autre nébuleuse employant des enfants. Des enfants exposés à toutes sortes de risques. À toutes sortes de déboires. Et à toutes sortes de déconvenues. Ces enfants dont on vole l'enfance. Au point de renoncer à se poser des questions. Henri Michaux n'avait-il pas raison de nous assener que l'enfance est l'âge d'or des questions et c'est de réponses que l'homme meurt ? Oui souvent c'est de réponses que l'on meurt. Comme celles que tout le monde se donne pour justifier l'existence de ces réseaux d'exploitation des enfants. Et que ce même monde feint d'ignorer. Ces réseaux que tout le monde feint d'oublier. Ces réseaux que personne ne veut démanteler. Ces réseaux de toutes les cupidités. Ces réseaux de toutes les détresses. Ces réseaux de toutes les misères. Ces réseaux de la honte. Ces réseaux qui produisent profusément de la marge. Et qui l'entretiennent. Comme une épaisse malédiction. Comme une grasse damnation. Comme une irréversible condamnation. Comme une pénitence du sociétal dans toute l'expression de sa sourde conjuration. L'expression d'une rituelle et coutumière adjuration. Marginalisant les rebuts de la segmentation sociétale conventionnelle. À toutes les strates de la société. Sans état d'âme et sans rémittence. Une machine qui broie les démunis. En les poussant dans les bras caverneux de la rue. Comme ces gamins du pain sec qui n'ont pu s'agripper aux parois trop lisses d'une trajectoire faites d'obstacles, d'infortunes, de fatalités et d'inintelligibles adversités. Ces gamins dépossédés d'avenir ne sont pas les seuls. Parmi les nombreux locataires de la marge. Des locataires qui ne savent plus à quelle planche de salut se vouer. Ces enfants sont, pourtant, considérés comme étant en "danger moral", selon la formule consacrée. Mais personne ne sait à quoi correspond ce funeste paradoxe qui consiste à leur flanquer des individus qui n'ont jamais croisé la moindre morale. Des individus n'ayant aucune relation avec cet univers foisonnant du mal-être social où ils règnent en maîtres obscurs. Un univers tout en encombres, en embarras et en difficultés. Un monde d'une inextricable complexité. Et que ces personnages ténébreux squattent depuis des lustres. Grâce à un insondable réseau de complicités. Et grâce surtout aux scandaleux privilégiés de l'impunité. C'est sans doute pour cela aussi, que les tristes locataires de la marge sont complètement déboussolés. Complètement désorientés, désemparés, déstabilisés et fragilisés. Malgré l'existence de centres spécialisés. Des centres de rééducation, des centres d'hébergement ou hospices pour personnes âgées, les fameuses "diar errahma" ou autre supposé havre de répit. Malgré l'existence de toutes ces structures, la marge prospère. Se généralise et se banalise. Un désastre sociétal qui se démocratise. Avec son cortège de toxicomanes, de prostituées, de malades mentaux, de suicidaires et d'homosexuels. Tous montrés du doigt. Tous condamnés à une marge à l'intérieur de la marge. La marge de la marge. En attendant de sombrer dans un insondable naufrage. Tout comme ces enfants du pain sec qui n'ont plus d'âge. Et qui s'enfoncent inexorablement dans la bourbe glutineuse du marécage. Au vu et au su de leur proche et indifférent voisinage. Sous le regard hagard de cette fumeuse nébuleuse qui incline naturellement et ostensiblement plus vers les affaires que vers les affres. Les affres de la marge dans toute sa diversité et dans l'étendue de toute son incommensurable complexité. Et bien évidemment, l'insoutenable angoisse et l'insupportable douleur des pauvres diables qui s'y trouvent, tous âges confondus. Il existe pourtant une myriade de centres sociaux supposés atténuer cette intolérable souffrance. Mais qui sont souvent, eux mêmes, d'authentiques parcelles d'enfer. Vivotant dans le dénuement complet et l'abandon entier. Malgré le dévouement d'un personnel qui use, depuis des lustres, toutes les culottes de sa volonté téméraire et les dernières braies de sa patience légendaire à cette cause embrouillée. Mais rien à faire. Car ceux qui sont censés réfléchir à la problématique de la marge ont la tête ailleurs. Même si ces centres servent de faire-valoir. Souffrant d'un ostensible déficit de considération, d'éthique et de vision de refondation. Des centres décentrés. Déconcentrés. Décalés face à la reproduction élargie de la marge. Impuissants devant la faune marginivore, se nourrissant voracement de la détresse et du désarroi de tous les laissés-pour-compte. Enfants, adolescents ou vieillards. Femmes ou hommes. Ils ont tous un pied solidement planté dans la tourbe épaisse de l'abandon qui les ravage. L'autre pied posé sur le versant glissant du rivage bourbeux du naufrage.