Quelle que soit l'issue militaire de la guerre d'Ukraine, elle aura suscité le début d'une relance historique du modèle libéral. Elle aura aussi donné lieu à de profondes révisions doctrinales concernant notamment les politiques économiques, de coopération et de défense et concernant les systèmes d'alliance. Au commencement, il y a l'initiative de Poutine visant à stopper par la force l'avancée politique et stratégique de l'ensemble libéral vers l'Est, y voyant une menace contre sa nation-empire et sa zone d'influence résiduelle. Mais même si, à l'issue de cette guerre, il conservera, à l'Ouest, son emprise sur la Biélorussie, sa souveraineté de fait sur la Crimée et sur le Donbass qu'il aura annexés, il se sentira encore à l'étroit, partageant toujours une longue frontière avec l'Otan et ses alliés. Dans l'"opération spéciale" en cours, il aurait donc bien voulu pousser plus loin son effort d'empiètement, mais il voit de plus en plus clairement qu'il n'en pas les moyens. En tout état de cause, et sauf à conclure son aventure par une folie nucléaire pour se prémunir d'une défaite à inscrire à son bilan, l'issue de cette confrontation lui sera nécessairement défavorable. Au plan international, il sera alors affublé du statut, désormais plus difficile à contester, de "menace" pour ses voisins de l'Ouest et pour l'Occident en général, ce qui, dans le futur, induira un nouveau mode de relations entre les deux camps. Au plan national, il aura à endurer les effets politiques d'un revers dont on ne peut encore prévoir ni l'ampleur ni la forme. Pourtant, cette guerre devait lui servir aussi à asseoir une autorité contestable du fait d'une pratique démocratique, accommodée à sa conception autocratique et du fait de la violence de ses atteintes aux droits politiques de ses concitoyens. Pour les dictatures, la tension, ou simplement la guerre, cela sert aussi à mettre au pas les siens. Ainsi, Poutine, profitant de son invasion de l'Ukraine, s'est mis à verrouiller un ordre déjà très rigide, fermant les derniers médias dissonants, prolongeant la durée d'emprisonnement prononcée contre son opposant de prédilection, légiférant pour la criminalisation des "mensonges" proférés sur son action militaire... C'est sur cette base "systémique" que le "bloc" a commencé à reconstituer, naturellement, dès le 2 mars, à l'occasion du vote de la résolution de l'Assemblée générale des Nations unies "déplorant" l'intervention russe en Ukraine. Ainsi est naturellement apparu le profil idéal de ses alliances à travers les plus engagés de ses soutiens : deux dictatures dynastiques (Corée du Nord et Syrie) et deux despotes indéboulonnables (Afwerki, président de l'Erythrée depuis son indépendance en 1993, et Loukachenko, à la tête de la Biélorussie depuis 1994). C'est surtout en Afrique et dans le monde dit arabe, là où l'avènement de la démocratie se heurte invariablement au mur de la force brute, que la Russie fait son plein de soutiens et de partenaires accommodants. Ailleurs, même Maduro a lu, dans cette guerre, la fin d'un cycle, et semble vouloir saisir l'opportunité de reprendre place dans le monde global. Lorsque le conflit armé cessera, la guerre économique, numérique et technologique se poursuivra. Et dans le monde à deux blocs à venir, l'élément discriminant sera l'état de la démocratie qui prévaudra dans chaque pays. Il n'en sera pas ainsi parce que le camp libéral tient tant à répandre les droits humains sur l'étendue de la planète ; il en sera ainsi parce qu'il voudra, dans un contexte de rivalité hégémoniste, affaiblir le camp des dictatures. La leçon que l'Occident tirera du cas ukrainien vaudra aussi pour la Chine. On devrait s'attendre à une généralisation de cette doctrine de bloc, à peine nuancée par quelques velléités européennes, et françaises notamment, d'émancipation atlantique. Ce qui va changer de fondamental, c'est qu'il sera de moins en moins aisé d'intégrer, économiquement, le marché économique sans intégrer, conceptuellement, le monde démocratique.