La guerre était finie depuis deux ans maintenant. Le pays se relevait lentement et son peuple longtemps martyrisé par la colonisation commençait à panser ses blessures. Certains continuaient à souffrir en voyant les marques sur leur corps car ils étaient nombreux à revenir de la guerre avec de graves blessures. Malgré tout, ils avaient la chance d'être vivants. Et même s'ils étaient nombreux à accepter leur infirmité, Mahmoud n'y parvenait pas. Il a été amputé de sa jambe droite et elle le fait encore souffrir. Il est rentré chez lui, il y a peu de temps. Il est resté plusieurs mois à l'hôpital. Sa famille l'avait cru mort. Quand il est rentré, ses vieux parents avaient égorgé un chevreau et avaient régalé tous ceux qui sont venus partager leur joie. S'ils avaient consulté Mahmoud, ils n'auraient pas sacrifié le chevreau et il se serait passé de la compagnie de ses cousins et des gens du village. Lui qu'on connaissait bavard et rieur était devenu sombre et pas l'ombre d'un sourire ne venait éclairer son visage, même quand il tenait sa fille, âgée d'à peine cinq ans. Rabiha, sa femme, en est attristée au plus profond d'elle-même. Toutefois, elle s'efforce à n'en rien montrer. Ses beaux-parents ont remarqué que leur fils avait changé et, qu'à moins d'un miracle, il ne pourrait jamais retrouver son sourire. Ils comprennent que l'amputation de sa jambe qui l'handicapait y est pour beaucoup mais ils ont conscience d'une chose que lui semble ignorer, c'est qu'il est en vie et la vie est précieuse. Elle n'a pas de prix. Il devrait remercier Dieu de l'avoir épargné d'une mort certaine. Un soir, Amara, son père, aborde le sujet. Le comportement de son fils ne lui en laissait pas le choix. Sa mère Louiza leur a préparé de la tisane et elle se retire de la pièce principale après leur avoir servi du café. - Qu'est-ce qui te prend d'ignorer ta famille ? - Je ne vous ignore pas, dit Mahmoud en élevant la voix. Je veux rester seul ! - Les rares fois où tu tiens ta fille, tu ne la regardes même pas. J'ai remarqué que tu voulais la frapper quand elle a touché à ta béquille. - J'ai seulement levé la main. Je ne veux plus qu'elle y touche, répond Mahmoud. Je ne le supporte pas. - Elle n'est pas responsable de ton état, lui rappelle son père. Toi, tu as la chance d'être rentré avec une jambe, les autres y ont laissé la vie. Plusieurs de tes cousins et des garçons du village n'ont pas eu la chance de revenir auprès des leurs. - Ils ont eu plus de chance que moi, réplique Mahmoud. Je ne peux rien faire. Rien. Je sers à quoi ? - Ta vie n'est pas finie. Un jour, quand tu en auras marre de te tourner les pouces, tu te trouveras un travail. Il y a bien du travail pour toi, il suffit de chercher. - Les gens comme moi sont des bons à rien, insiste Mahmoud. J'ai trente huit ans et j'ai conscience que je suis mort. Il n'y a pas d'autres mots. Je suis mort le jour où ils m'ont sauvé. Même si Amara a envie de poursuivre la conversation, Mahmoud a saisi sa béquille et sort de la pièce pour aller dans sa chambre. Rabiha est en train de border sa fille, Mayssa. En le voyant entrer, elle se jette dans les bras de sa mère. Elle a peur de son père. - Sortez d'ici, leur dit-il. Rabiha, qui le craint autant que sa fille, n'attend pas qu'il répète. Elle sort de la chambre et retourne dans la pièce principale où ses beaux-parents ont l'habitude de dormir. Elle prend place dans un coin, gardant sa fille dans ses bras. Elle veut la rassurer et se rassurer elle aussi. Elle essaie d'être forte pour elle. tant qu'elle sera avec elle, il ne pourra pas lui faire de mal … (À suivre) A. K.