“Dans les années 80, nous enregistrions 100 consultations par an contre 100 par jour en 2005”, cet aveu du Pr Hakem du centre hospitalo-universitaire d'Oran fait froid dans le dos. Interpellés par cette déferlente de violence dont ils soignent les maux au quotidien, les médecins légistes sont seuls. Ils se débattent avec les services de police et la justice pour leur faire entendre raison et les sensibiliser, en vain. Quand une femme battue se présente au commissariat de son quartier munie d'un certificat d'incapacité, dont la durée est inférieure à 15 jours, les policiers refusent sa plainte, considérant que les coups que lui a portés son conjoint ne sont pas si graves. “Il faut qu'elle soit massacrée pour que la justice intervienne et fasse son travail”, tonne le Pr Aboubekr du CHU d'Oran. Comme son confrère, le Dr Hakem, il est intervenu jeudi dernier lors de la 6e journée médico-judiciaire, organisée par la Société algérienne de médecine légale à l'Ecole supérieure de la magistrature de Ben Aknoun. La rencontre, parrainée par les départements de la Santé, de la Justice et de l'Enseignement supérieur, s'est distinguée par la présence d'un seul membre du gouvernement, MmeNouara Djaâffar, ministre déléguée à la Famille et à la Condition féminine. Sa participation aux travaux était somme toute naturelle, car si les violences sont multiples, leurs victimes se comptent surtout parmi le sexe faible. Pratiquement, aucune des 24 communications qui se sont succédé n'a omis le drame des femmes battues. Trois communications y ont été exclusivement réservées. Les failles dans la législation ainsi que la résistance des mentalités misogynes emmurent les victimes dans la peur et la résignation. Les rudiments statistiques à la disposition des légistes les confortent dans ce constant d'impuissance. Sur 1 400 femmes violentées et qui se sont présentées au service des urgences du CHU d'Oran, 143 ont accepté de se rendre dans une consultation de médecine légale. Quatre uniquement ont porté plainte. Le Pr Hakem s'est abstenu de faire le moindre commentaire tant ces chiffres sont éloquents. Avant lui, le Pr Aboubekr, dans une tentative d'explication médico-légale, a mis l'accent sur le vide juridique qui entoure la question des femmes battues. De son côté, le Pr Mehdi, président de la Société algérienne de médecine légale et chef de service au CHU Mustapha-Bacha, identifie les pesanteurs sociales qui garantissent l'impunité aux maris violents et diabolise les suppliciées. Des femmes se contentent de se faire délivrer un certificat d'incapacité, avec l'unique intention de faire peur à leur conjoint. Le médecin légiste a également insisté sur cette “barrière des 15 jours” d'incapacité qui démotive les plus courageuses. “On leur dit au poste de police que ce n'est pas la peine de porter plainte car il n'y aura pas de suites”, déplore-t-il. Dans le cas des enfants, bien que les textes soient plus clairs, ils n'appréhendent pas le traumatisme dans son intégrité. Leur application laisse également à désirer. Auteur d'une communication sur la conduite médico-légale face à des violences sur mineurs, le Dr Khadir, du secteur sanitaire de Saïda, rend compte du désarroi des victimes et de leurs parents, qui, pour se faire délivrer un certificat, sont ballottés entre différents services. “Des fois, les enfants arrivent en consultation de médecine légale un mois après l'agression, alors que toutes les traces ont disparu”, soutient le Dr Khadir. Si les corps des victimes ne portent plus les preuves des souillures, leur esprit est avili. “Ils sont brisés pour la vie”, note Mme Chitour, présidente du réseau Wassila, d'aide aux femmes et aux enfants victimes de violences. Etant les expiateurs privilégiés des frustrations des adultes, les enfants sont confrontés à toutes sortes de sévices. À l'école aussi, ils ne sont pas à l'abri. Le Dr Kaïous, du CHU de Annaba, a livré à l'assistance la petite expérience de son service. Dans la plupart des cas, les enseignants sont cloués au pilori. Baignant dans cet environnement de violence extrême, il est naturel que les enfants deviennent à leur tour des agresseurs. Dans les stades, les hooligans ont rarement plus de 16 ans. Quelquefois, ils se transforment en meurtriers. À Sidi Bel-Abbès, sur 100 victimes de violences diverses, deux décèdent! Samia Lokmane