Karim, chauffeur, ne mange que “traditionnel”, insiste-t-il : matlou, kessra (galette fine), makroute, m'hadjeb, beignets… Et le tout fait maison bien sûr. Il bave rien que d'y penser. Mostefa, quadra, cadre dans une boîte privée, a un drôle de régime alimentaire, croisant pain traditionnel et pain “industriel”. “Pour les steaks, les sauces, tout ça, c'est le matlou. Sinon, j'adore la galette fine avec de l'huile d'olive et un peu de harissa. Au petit déjeuner par contre, je mange du pain rond tartiné au beurre et à la confiture”, dit-il. Mostefa et Karim ne font pas exception. Le “matlou” a vraiment du succès. Chez les “chouayine” des Abattoirs, les petites galettes chaudes sont dévorées avec avidité, surtout lorsqu'une assiette de “h'miss” (poivron piquant) vient ouvrir l'appétit. Dans tous les quartiers d'Alger, y compris les plus huppés, vous ne manquerez pas de voir des piles de galettes enveloppées dans du tissu sur les étalages de votre épicier. Et cela se vend comme des petits pains. Ainsi, si d'un côté, de plus en plus de boulangeries diversifient leur palette de pains “urbains”, en même temps, le pain traditionnel revient en force et n'est plus l'“apanage” du ramadhan. La filière, à l'origine réservée à l'univers rural, a commencé à gagner les villes, notamment les banlieues, suite à l'exode massif vers Alger dans les années 1990, lorsque des populations entières de l'intérieur étaient venues chercher refuge pour fuir la violence terroriste dans les campagnes. La “faim” justifiant les moyens, les pains traditionnels étaient un créneau inespéré pour ces familles pour les aider à survivre. Les femmes faisaient le pain à domicile en chargeant leurs enfants de l'écouler, parfois au péril de leur vie, de leur avenir, au bord des autoroutes. Depuis, le créneau s'est d'une certaine façon industrialisé, lui aussi, comme en témoigne ces galettes sous emballage que l'on trouve de plus en plus dans les magasins d'alimentation générale. Il nous est même arrivé de tomber sur des fines galettes avec la mention “khobz loubnani” (pain libanais), celui-là même qu'on utilise en Orient pour les sandwiches de falafel et autre chawarma. C'est véritablement un marché juteux. Pour ce chercheur du Cread, le pain fait maison renvoie de plein fouet au statut de la femme. “Avant, une femme qui n'était pas capable de rouler un quintal de semoule n'était pas une femme digne. Aujourd'hui, le marché a récupéré une partie des activités féminines, permettant ainsi à la femme de s'affranchir de ces servitudes domestiques”, note-t-il. Toujours est-il qu'à la moindre pénurie de pain, en avant le couscous, et la femme la plus citadine qui soit de reprendre son rôle ontologique de pétrisseuse ès qualité. “Avant, il ne nous viendrait jamais à l'idée d'acheter le matlou, les dioul, les qtayef ou le maqroute. Pour nous, c'est un truc maison qu'on fait chez soi. C'est un peu l'univers de grand-mère, la Madeleine de Proust”, fait remarquer une jeune femme. Un sociologue dissèque : “Il y a certainement du symbolique dans notre rapport au pain. La prédilection pour le pain traditionnel est une reviviscence paysanne. En mangeant du matlou, on mange un peu d'identité. C'est un rapport à la terre, aux racines. D'un autre côté, certaines couches sociales estiment que c'est plus sain. Cela renvoie à ce qu'on appelle aujourd'hui la culture bio.” M. B.