La magie des chiffres ! Nos responsables ne tarissent pas de chiffres. Comme dans une vente aux enchères ou dans une partie de loto. Les chiffres défilent, s'égrènent sans arrêt. Chez l'AADL, par exemple, on noie les bénéficiaires de la première, deuxième et troisième tranche dans des statistiques sur leur âge et leur situation matrimoniale. Peu importe si c'est une violation des droits du consommateur. Pour l'eau, le responsable des barrages a réduit sa profession à la mesure de ce qui tombe du ciel. Au mètre cube près. L'envasement et autres déperditions, faute d'entretien et de rénovation, il les refile à son successeur. Les privatisations, c'est aussi une histoire de chiffres qui ne se recoupent jamais. Ceux avancés par le responsable en fonction ne sont pas identiques à ceux affichés par son prédécesseur. Peu importe pourquoi ni à quoi ont servi les chiffres annoncés auparavant. Chaque responsable veut signer son passage de ses propres chiffres. Boukrouh avait décrété tout le secteur public prêt à la vente. Son successeur, Temmar, est plus prudent. Le tout-privatisable, il en sait un bout pour avoir été le premier ministre des Privatisations de Bouteflika. Résultats : les privatisations ne sont qu'un débordement de chiffres. Les grèves sont, elles aussi, appréhendées par les chiffres. Un secteur débraye. Pourquoi ? On s'en balance. On nous explique, à la décimale près, que des travailleurs étaient à leur poste et que les syndicats n'ont pas le sens des responsabilités. La phobie des chiffres s'est même emparée du Ramadan où, au lieu de s'inquiéter de l'avancée de la pauvreté, des responsables égrènent avec “fierté” I'ouverture croissante de restaurants de la Rahma et l'augmentation des quantités de vivres distribuées. La Banque d'Algérie énumère chaque trimestre le jackpot des réserves en devises, mais personne n'a expliqué l'intenable équation d'“un peuple pauvre dans un pays riche”. A quoi sert le trésor évalué par les dernières annonces à 23 milliards de dollars ? Nenni. On sait le coût global du plan de relance de l'économie. Pour les détails et ses effets, pas de réponse. Les chiffres dans ce domaine ne sont pas pointus. Le programme n'a pas reposé sur une vision structurante. Son coût global, 7 milliards de dollars, c'est pour frapper les esprits. Cette profusion de chiffres a pris l'allure d'une véritable guerre des chiffres, comme s'ils pouvaient exorciser les multiples maux du pays. Tout est dans le nombre. La facture alimentaire (2 milliards de dollars) est régulièrement agitée par ceux qui détiennent les cordons de la bourse. Pour donner mauvaise conscience aux consommateurs, on ne dit pas mot sur ceux qu'elle engraisse réellement. Les accidents de la route et les catastrophes naturelles, ce sont des alignements de chiffres en hausse constante. Cette compilation morbide de chiffres n'a pas l'air d'émouvoir ceux qui sont en charge de la sécurité des citoyens. On réagit dans l'urgence, le temps de l'urgence. La démocratie en Algérie ? Le pouvoir s'en accommode par les chiffres. Une bonne vingtaine de partis-sigles qu'on aligne à l'occasion de consultations électorales. Les vrais, le pouvoir ne les tolère que fondus dans sa coalition et les récalcitrants sont rejetés à la marge. C'est la même chose pour les syndicats et les associations civiles. Ne sont conviés que ceux qui caressent dans le sens du poil. Parfois, les chiffres se contredisent, mais peu importe. La facture du terrorisme évaluée par Bouteflika à plus de 100 000 morts a été réduite de moitié par le chef d'état-major de l'ANP. Cette réduction n'a pas suscité de réaction. Alors, c'est tout faux les chiffres ? Depuis belle lurette, le CNES, qui, lui, en donne de bons, appelle à une refondation de nos statistiques. Sans écho. Et pour cause, les vrais chiffres découlent de la transparence. N'est-il pas symptomatique que des responsables soient exempts de quitus lorsqu'ils sont débarqués ? Le gouvernement lui-même s'annonce toujours par des chiffres, mais s'est exonéré de comptabilité. Cette question n'incommode pas le Parlement bien campé dans sa fonction de chambre d'enregistrement. Quand les chiffres dérangent, on n'insiste pas trop. La Bourse d'Alger végète avec ses quatre valeurs dont elle ne sait plus que faire. On ne s'en soucie même plus. Les compressions, le chômage, la précarité et l'exclusion, les maladies honteuses de la pauvreté, tout cela est noyé dans des chiffres annonçant des sacrifices de l'Etat qui ne s'inquiète pas trop de son efficacité. Pour les victimes du Printemps noir, le compte a été soldé magistralement. L'assassin de Massinissa a payé pour les causes et les conséquences. Dans la République des chiffres, c'est le règne de l'apparence qu'on veut montrer. D'où cette orgie de chiffres. D. B.