Si la réappropriation de la culture devait se traduire par un comportement, l'intérêt des jeunes pour la musique gnawi en serait son signe le plus évident. Depuis la fin des années 1990, toute une génération a trouvé dans ce genre musical, sorti des tréteaux locaux pour flirter avec la world music, un jalon identitaire. Ainsi, chaque concert de Gaâda Diwan de Béchar, El Ferda, Gnawa Diffusion, Djamawi Africa, Hasna El Becharia… se transforme en une véritable hadhra. Phénomène de société, le Gnawi est une revendication culturelle et identitaire. Sur les traces des esclaves noirs de la Guinée, expatriés par les conquérants arabes dans les pays du Maghreb, des milliers de jeunes célèbrent la tradition gnawi. Une manière personnelle ou collective d'affirmer sa particularité culturelle à l'ère des nouvelles technologies et de l'universalité culturelle. Le chèche et les tuniques amples sont les éléments vestimentaires dominants à chaque concert. Et c'est très in. Car pour certains jeunes, le gnawi est une façon d'être branché. Le hip hop, le rap, le rock… c'est bien beau, mais seul le gnawi, qui a fait ses preuves à l'échelle internationale, peut apporter cette part de spécificité typiquement algérienne. Le concert du groupe mythique Gaâda Diwan de Béchar, jeudi dernier à la salle El Mouggar, a été un véritable “diwan” au cœur de la capitale. Les jeunes se sont rués vers la salle très tôt dans la soirée. “El youm, c'est ederdba, soirée karkabou”, se réjouissent les jeunes dans le hall. Le gnawi, ils l'ont découvert il y a quelques années. “Quand ouahed ghenay immigri” (un chanteur immigré) était venu au Makam à côté de chez moi. Hadja taâmar Erras, ghana ala zetla, d'ailleurs lui-même a dû consommer une bonne hchicha (du hachich) avant de chanter et personne n'est allé l'em… ”, confie Mohamed, un jeune chômeur. Si pour beaucoup, la musique gnawi a une connotation péjorative, nombre de jeunes trouvent dans cette musique une part de leur identité, à l'image de Samira, étudiante en médecine, pour qui le gnawi est “une musique de chez nous et dans laquelle elle peut s'identifier”. Pour la jeune algéroise, “le gnawi est trop noble pour être associé aux différents fléaux qui rongent la société”. ONB et Gnawa Diffusion, le gnawi venu de l'occident Tout commence outre-mer. En France, plus précisément, où l'Orchestre national de Barbès (ONB), fondé en 1995 par Youcef Boukella, fusionne des rythmes traditionnels et modernes, guelal (petit instrument de percussion) et batterie. Une révélation. En parallèle, Gnawa diffusion, la formation grenobloise de Amazigh Kateb, se regroupe autour d'un gumbri pour que le gnawi redevienne le chant des exilés et des marginaux. Si, sur le plan musical, Gnawa Diffusion prône la diversité en dosant ingénieusement les influences rock, chaâbi, reggae et gnawi, les textes par contre traduisent l'engagement politique du fils de Kateb Yacine, leader du groupe qui diffuse le gnawi à volonté. Une poésie qui évoque la malvie, les problèmes d'intégration, le racisme dans l'immigration, mais aussi la corruption et autres fléaux dans la société algérienne. Amazigh Kateb devient vite symbole de rébellion. Tout comme Bob Marley, Amazigh prône le peace and love, un discours qui fait vraiment défaut dans une Algérie en proie au terrorisme, à la misère sociale et à toute sorte d'interdits, mais aussi dans l'immigration où l'exclusion est monnaie courante. En Europe, la musique gnawi plaît et s'inscrit dans le registre des musiques du monde, promues à l'échelle internationale par des groupes légendaires dont les papis du rock, les Rollin Stone. En Algérie, la musique séduit parce qu'elle célèbre la joie de la vie que les jeunes Algériens ne connaissent qu'à travers les antennes paraboliques suspendues aux balcons. Une joie importée et qui ne colle pas spécialement à la configuration socioculturelle du pays. Dès lors, le gnawi apparaît comme seul moyen pour affirmer son identité. “On a beau être branché hip hop ou rap, ce sont des cultures éphémères dans notre société parce que ça ne fait pas partie de nous et elles n'ont pas un grand ancrage dans notre société, contrairement au gnawi qui fait partie de notre culture. Même s'il a été, longtemps, dévalorisé”, témoigne Samir, un jeune étudiant des beaux-arts. Si pour beaucoup de jeunes qui se ruent vers les salles, le gnawi est le rythme et l'houl (le délire), où le hachich est de mise, cette culture ancestrale reste pour beaucoup d'autres une source de spiritualité et de méditation dont on ne trouve pas de traces en dehors des cercles fanatiques. Car si Gnawa Diffusion et Cheikh Sidi Bemol prêchent un discours libertin, nombre de groupes gnawi restent attachés aux textes du diwan implorant le pardon du Tout-Puissant et glorifiant le Prophète et ses saints. Loin de tout radicalisme, le gnawi est une invitation à la tolérance et au pardon. Une tolérance que toute une génération d'algériens n'a pas connue. Et si au fin fond du grand Sahara, le gnawi est un syncrétisme de confréries religieuses appartenant aux saints, Sidi Mimoun, Sidi Blel, Benbouziane, Baba Hamouda, Bouderbala… et autres awlia, dans la capitale, les chants des esclaves d'hier deviennent un moyen pour revendiquer son appartenance culturelle. Africaine notamment. Une appartenance que ni la colonisation, ni l'arabisation à la façon moyen-orientale n'ont pu effacer. W. L.