Alors que les jeunes ont profité des micros qui leur étaient tendus à l'occasion de cette visite pour crier leur ras-le-bol en demandant au “Messie” Chirac un sauf-conduit pour le paradis tricolore, les moins jeunes, eux, pensent qu'on en a trop fait, et que “Bouteflika a vendu l'honneur du peuple algérien !” De Maurétania à Bab El-Oued, nous avons retracé le parcours du cortège de l'autre jour, avec, bien sûr, la foule et les caméras en moins. Nous avons voulu sonder l'arrière-goût laissé par la visite de Chirac chez ces mêmes riverains qui avait inondé le Front de mer de “vivats” et de confettis. Premier constat : de tout ce cirque, il n'est resté que quelques panneaux présidentiels, des immeubles en bleu et blanc, quelques fanions résiduels et 90 millions d'euros qu'on attend de voir atterrir d'un moment à l'autre dans notre tirelire nationale. Restaurant Amirouche. Merzak et Larbi sont étudiants en lettres arabes. “Quel est votre sentiment sur cette visite ?” interrogeons-nous. “Globalement, c'est très positif. Cela a permis de briser une barrière. Nous nous sentons moins isolés sur la scène internationale. Bouteflika a le mérite d'avoir cassé un tabou”, rétorquent-ils. Dans un café à côté, nous rencontrons ammi Saïd. La soixantaine consommée, il gère cet établissement depuis belle lurette. Lui qui a vécu la guerre d'Indépendance, a suivi le défilé d'accueil de loin. Il n'était pas impressionné outre mesure, dit-il. “Je pense qu'il y a eu beaucoup de zèle. Ce n'est, après tout, qu'une visite d'Etat”, fait-il remarquer. Lui qui a vécu les affres de la guerre d'Algérie, pense que Bouteflika ne devrait pas aller vite en besogne sur certaines questions, comme le très sensible sujet des harkis : “Bouteflika doit consulter le peuple s'il veut vraiment que l'Algérie pardonne à la France”, suggère-t-il. Parc Sofia. Sur un banc baigné de soleil, deux hommes de deux générations différentes. Jusqu'à notre arrivée, ils ne se parlaient pas. A eux seuls, ils résument tous les sentiments contradictoires laissés par cette visite, où se mêlent malaise et soulagement. L'un, 64 ans, est fonctionnaire à la retraite. Il a vécu la guerre d'Algérie. “J'avais dix-sept ans en 54”, confie-t-il. L'autre, 36 ans, est chômeur. Un débat passionné éclate bientôt entre les deux hommes. Le plus jeune nous dit : “Moi, j'étais là dimanche. Je suis venu souhaiter la bienvenue à Chirac, et j'ai agité volontiers le drapeau français. Je suis même prêt à brandir le drapeau israélien s'il le faut. Je l'ai fait pour narguer ce pouvoir pourri, pas pour les beaux yeux de Chirac. Quand tu as mon âge et que tu traînes ici, au lieu de travailler, que tu n'as ni femme ni enfants, qu'est-ce qui reste de ta dignité ?” “Moi, je n'ai pas souhaité la bienvenue à Chirac par principe”, répartit le sexagénaire. Puis, se retournant vers le jeune homme, il explique son geste : Une moudjahida rencontrée rue d'Isly —plutôt…Larbi Ben M'hidi — abonde dans le même sens : “J'ai pleuré quand j'ai vu flotter le drapeau français,” dit-elle. “Je trouve qu'on en a fait vraiment trop. Après tout, ce n'est qu'une visite de chef d'Etat. On n'avait pas besoin de faire tout ces excès. Ce n'est pas facile de tourner comme ça la page. Bouteflika a vendu l'honneur du peuple algérien.” Bab El-Oued. Karima, 35 ans, est opticienne. Elle a deux enfants. Elle souhaite pour eux une Algérie tout en soleil. Elle est très fière de son quartier, pour le triomphe qu'il a fait à Chirac. “Je pense que Bouteflika a marqué un bon coup. Je suis contente que tout se soit bien passé. J'avais peur que ça tourne mal. Notre peuple a un grand cœur, mais il a aussi le cœur gros. Il a un nif exorbitant. J'avais peur que les gens pètent les plombs. Tant mieux que tout se soit bien fini”. Karima confie : “Dans mon entourage, il y a des personnes qui ont vécu l'époque coloniale, et qui ne supportaient pas de voir ces images de pavoisements à la télé. Je les comprends. Ce n'est pas facile pour eux d'oublier. Mais il faut regarder résolument vers l'avenir. Les jeunes ont besoin de respirer.” Bab El-Oued toujours. Un jeune de 19 ans est debout derrière un étal sur lequel sont disposés des livres de cuisine. Il ne sait trop quoi penser de Chirac, de la France, de tout ça. C'est de la géométrie dans l'espace, pour lui. Néanmoins, il aura cette réflexion qui en dit long, au bout des lèvres : “Mon grand-père a été torturé à mort. Il a été tué par la France. Pourtant, je ne demande qu'une chose : c'est que la France revienne. Labled hadi, maqdernalhache ya kho !” M. B.