Dysfonctionnements, anomalies, absence de comptabilité fiable, recours systémique aux comptes d'ordre, non-respect des règles prudentielles et des ratios de solvabilité… Mohamed Djellab, l'administrateur provisoire nommé le 2 mars 2003 par la commission bancaire relevant de la Banque d'Algérie, a apporté son témoignage accablant sur l'état d'El Khalifa Bank au moment de sa nomination. Le fait du jour au tribunal criminel près la cour de Blida. Auditionné en qualité de témoin pour avoir été la première personne étrangère au groupe Khalifa à avoir administré l'établissement bancaire, Mohamed Djellab, actuellement président-directeur général du CPA, a porté un constat noir sur le fonctionnement d'El Khalifa Bank. Il y avait pour lui un “dysfonctionnement global” de la banque. L'administrateur provisoire avait pour mission, précisera-t-il, de réaliser un état de l'établissement, d'identifier les problèmes et d'essayer de redresser la banque. “Il n'y avait pas de dirigeants au niveau de la banque. Le PV de passation de consignes ne pouvait avoir lieu. Le P-DG et ses adjoints étaient absents. Je devais comprendre un peu ce qui s'est passé”, dira-t-il. Première anomalie constatée, l'absence de “reporting”. Il n'y avait pas de “bilans comptables arrêtés, ni certifiés”, pas d'organigramme “véritable”, juste un “semblant” d'organigramme. C'est avec l'aide des “cadres” de KB que l'administrateur provisoire a entamé sa mission. “J'ai mobilisé des cadres de l'intérieur de la banque pour aller vers l'exploration. Ce n'est qu'après quelques jours que j'ai pu comprendre le fonctionnement de l'établissement et des sociétés apparentées (filiales)”, précisera Mohamed Djellab. Interpellé par la présidente sur la constitution de KB, il dira : “Même nous, nous avions compris que la création de la banque posait problème.” Ce constat fait, l'administrateur a “essayé” de se rapprocher du notaire, Me Rahal, pour comprendre cette situation et la création des sociétés filiales. Interrogé sur le respect de la réglementation dans le fonctionnement d'El Khalifa Bank, Mohamed Djellab aura une réponse catégorique et négative. Parmi les anomalies constatées au niveau de la caisse principale et qui ont entraîné l'envoi d'une équipe d'inspecteurs, l'absence de versements des excédents de trésorerie de la caisse principale auprès du compte de la banque au niveau de la Banque d'Algérie. Et ce, depuis le blocage par l'autorité des opérations de commerce extérieur, les transferts de et vers l'étranger. “J'avais découvert que 4 milliards de DA n'avaient pas été versés. J'ai demandé à ce que cela soit fait. Ce qui a été exécuté.” L'inspection au niveau de la caisse principale s'est faite avec la collaboration des cadres de KB. Elle a permis d'établir les déficits et de reconstituer les sommes. “Je ne me suis pas suffi du rapport d'inspection”. Cette commission d'inspection a été suivie par la mise en place d'une commission d'audition des personnes liées ou responsables de la caisse principale. “Ces gens-là ont reconnu sur place les manques et ont signé avec leurs empreintes digitales les PV d'audition”, précisera l'administrateur provisoire. Il y a eu par la suite le dépôt de plainte et l'ouverture d'une information judiciaire. Quant aux 11 écritures entre siège (ES) censés couvrir les sommes prises par Rafik Abdelmoumen Khelifa et consorts, Mohamed Djellab dira qu'il ne peut y avoir de mouvement de fonds sans écritures comptables. “Ils ont essayé de niveler un peu ces mouvements. Il s'agit d'un artifice comptable mais qui n'a pas de valeur.” Interrogé à ce sujet par la présidente, il ne pourra y répondre précisant qu'au vu de “l'ampleur des choses à faire, cela était un détail une fois le constat établi”. Il s'agissait en priorité de “reconstituer la comptabilité de KB”. Celle-ci était caractérisée, selon lui, par un “maquillage des comptes” notamment des “comptes d'ordres qui renfermaient l'essentiel des engagements, des transferts…”. Une fois ce constat établi, il a été suivi par l'envoi d'un rapport à la commission bancaire. “Au démarrage cette banque n'avait pas de bilans arrêtés sérieusement, ni de certifications des comptes entre 2000 et 2002. Même la certification des comptes en 1999 était controversée. Il n'y avait pas de fiabilité de documentation. On a essayé de reconstituer l'essentiel de ces mouvements”, précisera Mohamed Djellab. En l'absence de certification fiable, “il n'y a aucune sûreté ni sécurité sur cette comptabilité”. Il y avait également tous les “risques” de KB vis-à-vis des sociétés apparentées, dont Khalifa Airways. Interpellé sur la différence de gestion entre une banque privée et une banque publique, il répondra qu'“il n'y a qu'une seule loi”. “C'est l'actionnariat qui était privé, la gestion ne l'était pas, les fonds non plus.” Le montant établi du déficit de la caisse principale est de près de trois milliards équivalent dinars dont 2 200 milliards de DA. Le redressement de KB était certes impossible. “Ce n'est pas la situation de la caisse principale mais de toute la banque.” Dans son rapport de fin de mandat, sa mission ayant duré un peu moins de trois mois avant l'installation du liquidateur, Mohamed Djellab a souligné qu'en l'état de la banque, il n'y avait que deux possibilités : ou bien arrêter, ou bien essayer de sauver KB. “C'est un scénario très lourd avec un besoin de recapitalisation pour couvrir tous les engagements. Il fallait recapitaliser à 100% soit près de 75 milliards de DA pour qu'elle soit conforme à la loi et reconstituer les fonds propres.” Cette opération aurait permis à KB de se conformer aux règles prudentielles. “C'était pour qu'elle ait une existence légale, pour sauver la banque il fallait davantage. Nous avons essayé. Nous avons parlé avec les actionnaires, avec les institutions.” Nul besoin de préciser le sort réservé à KB. L'administrateur a réuni l'assemblée générale d'El Khalifa Bank, il y avait Omar Guelimi, Abdelaziz Khelifa et Nadia Amirouchene, l'épouse de RAK. Ce dernier était absent ainsi que les autres actionnaires. Elle visait deux objectifs, désigner un commissaire aux comptes reconnu et “demander aux actionnaires s'ils avaient la capacité de recapitaliser la banque”. Le tribunal interrogera l'administrateur provisoire sur les “engagements cachés”. “Une banque quand elle donne un dinar, elle doit justifier le bénéficiaire. Les transactions étaient indexées sur les comptes à ordre ou d'attentes qui ne font pas ressortir les bénéficiaires. C'est une façon de maquiller un peu les choses et de ne pas faire apparaître les sociétés apparentées”, précisera-t-il. D'autant que les règles pour les filiales diffèrent des autres clients. Là aussi, la situation n'était pas claire. “Le bilan faisait état de 10 milliards DA d'engagements. Nous avons retraité les bilans de la banque. À la fin de l'administration provisoire, on avoisinait les 80 milliards de DA dont 60 milliards pour des sociétés apparentées. Le PG lui demandera les responsables de cette “anarchie”, la réponse est simple. “Moi, je devais établir le constat. C'est à la justice de définir les responsabilités.” Chose connue, les retraits en nature effectués par RAK et ses adjoints sont également “interdits par la loi”. La banque étant obligée de consigner chaque client. Ils n'avaient pas non plus de trace. Les 11 ES ne pouvaient couvrir ces retraits. “L'argent n'existait pas. Il n'y avait pas de contrepartie, pas de fondements.” Quant aux règles prudentielles, KB n'en a respecté aucune. “Elle n'a pas respecté les ratios de solvabilité et de gestion des risques. Le ratio de solvabilité en fonction des risques retraités était négatif.” La santé de la banque était “catastrophique”. D'autant qu'il y avait une “petite confusion” dans la gestion des filiales du groupe. “Nous avions des appréhensions et nous avions entamé les démarches pour la création de la banque et des filiales...”. Me Meziane, avocat de KB, partie civile, demandera à Mohamed Djellab la limite autorisée pour les comptes à ordres. En sa qualité de P-DG du CPA, il dira qu'à 10 c'est déjà anormal, la moyenne étant de 5 à 6%. “Chaque transaction a une destination. Il se peut qu'il y ait quelques transactions non achevées, mais lorsque les mouvements restent des mois, des années, c'est quelque chose d'anormal.” Le pourcentage des engagements de KB dans les comptes d'ordre était d'ailleurs “anormalement élevé dépassant les 50 à 60%”. Précision de la présidente, il était de 97%. Interpellé par un avocat de la défense sur la décision judiciaire ordonnant “la prolongation des délais d'arrêté des comptes”, Mohamed Djellab expliquera que “le tribunal n'ordonne pas la prolongation des délais d'arrêté des comptes, mais plutôt les délais de l'assemblée générale et d'approbation des comptes”. Mokrane Aït-Larbi lui demandera, pour sa part, si sa mission a été aisée. “Non pas facilement, la tâche a été complexe et dure.” Elle aura duré près de trois mois. Il s'agissait, précisera le témoin, de reconstituer depuis 2000. “En 2003, il n'y avait presque plus d'activité. Ce sont des exercices qui se sont succédé.” L'interpellant sur les différences de pratiques entre les banques privées et publiques, il refusera d'y répondre par “déontologie”. De même que celle portant sur le fait que ces anomalies auraient pu être découvertes plus tôt par les pouvoirs publics. “Ce n'était pas ma mission.” La présidente dira à Me Aït-Larbi de poser la question aux principaux concernés “les membres de la commission bancaire, le gouverneur, le ministre des Finances...”. À une question relative au montant de la trésorerie de KB au moment, Mohamed Djellab dira que “si ses souvenirs sont bons, la trésorerie générale de KB, caisse principale et trésor, comportait une vingtaine de milliards de DA”. Samar Smati