Débattre de la corruption n'est plus un tabou en Algérie, notamment après l'adoption de la loi du 20 février 2006. Ce constat a été confirmé par le Chef du gouvernement, en octobre dernier, lors de son passage à la radio Chaîne I. Parler de ce fléau est même qualifié, par Abdelaziz Belkhadem, d'“acte sain et (de) critère de transparence et de démocratie, car le peuple a le droit d'être informé de la gestion de ses finances”. Deux mois plus tard, le chef de l'Exécutif, faisant écho aux déclarations du président Bouteflika, a lancé un appel où il demandait “à tous ceux qui ont des informations et des dossiers sur la corruption de joindre directement, sans aucune autorisation, les procureurs de la République et les procureurs généraux”. Tout le monde s'accorde à dire aujourd'hui, à commencer par les pouvoirs publics, que la corruption a pris des proportions alarmantes en Algérie, ces dix dernières années. Qu'elle constitue un obstacle au rétablissement de la confiance entre les citoyens et les institutions du pays, représentant dans le même temps une entrave au développement national. L'année 2006 a été particulièrement marquée par le déballage médiatique de gros scandales financiers, d'affaires de corruption et autres abus, où des commis de l'Etat, et des élus sont impliqués. Un rapport de la Police judiciaire, rendu public dans la presse, indique que les préjudices causés par les affaires de corruption ayant frappé les banques publiques s'élèvent, pour la seule année 2005, à 231 milliards de dinars, soit environ 2,5 milliards d'euros. La presse privée a, en outre, parlé de bien d'autres affaires, dont celle qui a éclaboussé quelque 100 agents des douanes, accusés de corruption, de dilapidation des deniers publics, de faux et usage de faux dans des documents officiels, ainsi que l'affaire relative à la centaine de fausses déclarations douanières chaque année, qui a entraîné de lourdes pertes au Trésor public. La presse a également attiré l'attention sur les anomalies du gré à gré, dans les marchés publics. Au cours d'une conférence de presse qu'il a animée à la fin de l'année 2006 à Alger, le président de l'Association algérienne de lutte contre la corruption (AACC), Djillali Hadjadj, a évoqué “la culture de l'infructuosité” des appels d'offres, qui constitue, selon lui, “un véritable lit du gré à gré”. Sans cacher néanmoins son inquiétude devant la mise sur le marché de plus de 100 milliards de dollars, inscrit dans le plan de relance économique 2005-2009. Quant à la nouvelle année, elle est marquée par l'ouverture du procès du groupe Khalifa, qualifié du plus grand scandale financier, qui a causé un préjudice de près de 2 milliards de dollars. Une preuve qui, de l'avis de bon nombre d'observateurs, illustre la volonté politique des dirigeants algériens d'en finir avec le phénomène de corruption et atteste que le tabou est bel et bien “brisé”. L'informalité au service de la transition ? Si l'on en croit les spécialistes, la libéralisation de l'économie algérienne, début des années 1990, a bousculé la courbe des pratiques économiques informelles. Conséquence directe des mutations opérées dans les structures économiques et sociales, cette évolution s'est accompagnée, selon eux, par le développement de comportements arbitraires, voire illégaux, des acteurs économiques. Ainsi, les lois en vigueur ont été contournées et la réglementation de l'administration transgressée, en dépit des dispositifs juridiques existants, à l'exemple du code du commerce et celui des marchés, qui instruisent des sanctions prévues en cas d'infractions. Résultat, le monde informel s'éclate dans les malversations et les détournements, la fraude et l'évasion fiscale, la corruption et la fuite de capitaux, les vols de la propriété publique et les abus de biens sociaux… Pour les experts, l'informalité s'explique en partie par la transition à l'économie de marché. Dans ce cas, la corruption apparaît comme “un signe de dysfonctionnement et de l'inadaptation des institutions” dans un pays où la règle établissant les droits de propriété n'est pas si ancienne. L'autre explication a un lien direct avec la décennie noire, ce “moment de crise profonde des institutions”, où l'Etat central confronté à la globalisation ambiante, aux conditionnalités draconiennes des institutions internationales et aux attaques destructrices du terrorisme islamiste, était sur le point de s'effondrer. C'est pendant ces années-là, dit-on, que la corruption a atteint des proportions alarmantes, s'étendant jusque dans les institutions de l'état, les activités administratives et les milieux économiques. Même le milieu politique, syndical et associatif, n'a pas échappé aux sujétions du monde des affaires. Tous les moyens, pots-de-vin, dons, trafics d'influence et faveurs, sont exploités pour pérenniser l'ordre établi. Aujourd'hui encore, les marchés qui sont souvent versés de manière douteuse, la promotion immobilière et les agences foncières, sont présentés comme des lieux suscitant le plus de corruption. Les assemblées “élues” ne sont pas pour autant épargnées : avec leur manière de gérer les logements sociaux, les services en tous genres, les terrains, les marchés lucratifs et les rentes de situation, elles ont fini, pour la plupart, par perdre de leur crédibilité. C'est dans ces années-là, dit-on également, que la corruption s'est élargie vers le bas. Et où la “tchipa” s'est imposée dans le glossaire des mots courants, annihilant l'espace des valeurs solidaires et de l'effort, et devenant le moyen sûr, sinon le plus facile, pour jouir de droits spoliés (ou considérés comme tels) ou d'un non-droit. Les citoyens ont abdiqué devant le l'absence d'un Etat de droit et se sont résignés à la “tchipa”. Désengagement de l'Etat, baisse du pouvoir d'achat… Les colonnes des journaux privés sont toujours là pour témoigner des cris lancés par des citoyens, souvent jeunes, qui se sentent livrés à eux-mêmes : les uns sont prêts à fouler leur “nif” pour vivre fastueusement dans “une Algérie riche” ; les autres, confrontés à la misère, à la cherté de la vie et au chômage, désirent s'installer à l'étranger ou s'en vont chercher plusieurs emplois dans le secteur informel. Mais, gare à ceux qui refusent de céder au chant corruptible des sirènes, car ils seront marginalisés et susciteront, en général, de la méfiance ou de l'hostilité ! Qu'en pensent les spécialistes ? D'après eux, la tendance à la corruptibilité et à son extension était “prévisible” dans un pays tiers-mondiste et en développement. Mais, ils la motivent par “la baisse du pouvoir d'achat”, davantage affectée par la dévaluation de la monnaie nationale, et “le désengagement de l'Etat” par rapport à des secteurs jugés longtemps essentiels. D'aucuns en arrivent à dire qu'il est difficile pour le citoyen ou le fonctionnaire de résister, dans une atmosphère “d'abandon par l'Etat de ses serviteurs les plus intègres”. Fatiha Talahite, chercheur au CNRS à Paris, estime que dans une nation, qui traverse une période qui “n'est ni une transition franche à l'économie de marché ni celle d'un dirigisme économique assumé”, la corruption n'est pas la seule en cause. En d'autres termes, d'autres “questions fondamentales” exigent d'être analysées. Pour le cas algérien, des sujets décisifs, liés aux choix nationaux à adopter, à la séparation des pouvoirs, et à l'ouverture réelle des espaces d'expression, doivent être examinés sereinement, afin de créer de nouveaux mécanismes régulateurs plus adaptés au contexte local et mondial. Et pour mieux renforcer le dispositif de lutte contre le fléau, mis en place durant l'année 2006. La corruption n'est pas une mince affaire. Elle exige une dynamique nationale et citoyenne, et implique à la fois les institutions du pays, la société civile et les médias. Un pas important vient d'être franchi en Algérie, mais la bataille se poursuit. Pour preuve, la justice, pierre angulaire de l'œuvre d'assainissement et de moralisation, est déjà engagée dans un processus de réformes et de formation, en vue de conquérir son indépendance. “Il faut laisser à la justice le temps de mener ses investigations, sachant que nul n'est au-dessus de la loi”, a déclaré le Chef du gouvernement, en octobre dernier. Il faut espérer que la tradition s'enracine dans nos mœurs, celle-là même qui veut que tout responsable, quel qu'il soit, rende des comptes sur sa gestion des affaires publiques. Cela, conformément aux recommandations contenues dans les conventions de l'ONU et de l'UA contre la corruption. Hafida Ameyar Lire toute l'enquète en cliquant ici