L'élection présidentielle en France aura suscité, dans le pays et à l'étranger, un intérêt inégalé par une échéance française dans la cinquième République. Une autre partie historique, aux enjeux décisifs pour toute une sphère civilisationnelle, se joue en Turquie. En s'opposant à l'élection de Abdallah Gül, l'armée, l'opposition minoritaire et la population qui manifeste sont en train de tester l'irréductibilité du destin républicain de la Turquie. Malgré l'écrasante domination parlementaire — 352 députés sur 550 — de l'AKP de Tayyip Erdogan, l'opposition laïque l'a empêché de nommer son ministre des Affaires étrangères à la tête de l'Etat par sa seule absence à la session électorale, empêchant les islamistes de disposer du quorum nécessaire au vote. L'efficience des obstacles constitutionnels, qui ont été déployés pour empêcher l'accession d'un fondamentaliste au poste suprême, ne peut être rééditée que dans certaines circonstances politiques. C'est pour réduire ces difficultés que le Premier ministre Erdogan envisage une révision constitutionnelle dans le sens de l'élection du président de la République au suffrage universel direct. L'islamisme sait aussi se draper de “démocratisme”. Ce ne sont pas les procédures démocratiques qui protègent la république des extrémismes fascisants. Les plus vieilles des démocraties en ont donné la preuve en frôlant une régression qui, finalement, peut prendre des sentiers institutionnels. Quand, en 1982, les forces politiques traditionnelles appelaient au vote pour Chirac, elles venaient de mesurer les limites des barrières constitutionnelles contre les périls fascistes. Les résultats de la présidentielle de 2007, en matière de participation et en termes de rejet du FN, ne sont pas étrangers à ce coup de semonce. Cela ne les a pas empêchés, ces derniers jours, d'insister sur le fait que l'armée turque s'oppose à la candidature d'un représentant du gouvernement “démocratiquement élu”. L'héritage de la laïcité est, en Turquie, explicitement confié à la garde de l'institution militaire. Mais l'Occident y oppose naïvement une conception normative des institutions issue de son expérience propre. Si la vocation démocratique est universelle, le modèle ne l'est peut-être pas ! Quand on exerce la démocratie dans un contexte apaisé, longtemps après avoir décapité ses rois, déposé ses empereurs et renvoyé ses clergés à leurs chapelles, on peut s'offrir le plaisir de s'offusquer d'une intervention trop vigoureuse contre sa remise en cause. Et encore ! Pas toujours dans la sérénité, comme le montre avril 2002 en France. Quand on agit dans un contexte critique, on ne peut pas toujours s'offrir l'idéal politique et le confort intellectuel. Il y a, en tout état de cause, quelque chose de rassurant dans la résistance que suscite, en Turquie, la perspective d'une présidence islamiste : ce “parrainage dogmatique” n'a pas fonctionné, n'a pas empêché la rue turque de crier son soutien à l'option laïque, même entretenue par l'armée, et les Turcs font la démonstration physique que la laïcité peut, même en terre d'islam, prétendre à l'intelligence et à l'adhésion populaires et être massivement perçue comme le vrai socle qui prémunit la démocratie de sa remise en cause. M. H. [email protected]