Il y a un an, décédait à l'hôpital Gustave-Rousset de Villejuif, à Paris, la célèbre écrivaine et journaliste Baya Gacemi. A quelques jours de la date symbolique du 3 mai, Journée mondiale de la presse, La Nouvelle République tient à rendre hommage à cette grande dame disparue prématurément. «Si tu vois le cimetière de Bône envie de mourir il te donne». D'aucuns attribuent cette idée «funeste» à Albert Camus alors que d'autres sont plutôt enclins à léguer ce dicton à Isabelle Eberhardt dont la mère, Charlotte Nathalie Dorothée, est y enterrée parmi «les cyprès, les vignes vierges, les géraniums géants à fleur de sang ou de chair pâlissante (…)». C'est là où repose aujourd'hui pour l'éternité notre amie et consoeur Baya Gacemi, sur cette «(…) colline funéraire, là-bas, au dessus du golfe bleu de l'inoubliable Annaba». Non loin de la tombe de Cheikh M'hamed el-Kourd, le compositeur de Bilahi ya Hamami. Avec la succession de décès que connaît, depuis quelques temps, la presse algérienne, il est de plus en plus éprouvé que l'on ne peut appréhender la complexité d'un personnage sans un éclairage de certains éléments de sa vie privée. Rares à Alger ou même encore à Annaba savaient, en effet, que Baya Gacemi était originaire de la Coquette. Il a suffi de son décès et de son inhumation dans le plus célèbre cimetière d'Annaba«Zaghouan» pour que l'opinion nationale sache enfin que Baya Gacemi avait vu le jour au pied de l'Edough, dans le quartier de la Colonne où elle a fait ses premiers pas. A jamais, donc, le nom de Baya Gacemi sera attaché à la ville des Jujubes où elle a toujours, selon ses proches, rêvé de prendre sa retraite. Maintenant c'est chose faite ! S'il est vrai que Baya Gacemi (et tout le monde le sait à présent) n'avait jamais quémandé de compliments, il n'empêche qu'elle mérite aujourd'hui tous les hommages. Ce qu'on sait d'elle, surtout, est qu'elle a souvent été jetée en pâture. Elle n'en fera jamais grand cas et surtout jamais profil bas. Ça jamais ! Portant haut ses convictions, elle ne laissera, pour ainsi dire, personne indifférent, personne indemne. Pour preuve, l'hommage est unanime ! Même les autorités s'y sont mises à qui mieux. On ne peut qu'en prendre acte ! On ne croise pas Baya Gacemi impunément. Comme elle a toujours choisi la vérité et non un camp, elle appartient, bel et bien, et pour toujours à l'Algérie ! Qu'elle en tire outre-tombe, une gloriole, elle, qui ne se suffisait jamais de faux semblants. «On est ou l'on n'est pas !». Avec l'effondrement des partis politiques et la disparition de la presse partisane, la presse indépendante devait, selon elle, s'imposer sur le plan éditorial un «parti pris» pour le changement. Et pour donner corps au regard acéré qu'elle posait sur l'Algérie et sur le monde, Baya a vite fait d'engendrer son propre «bébé», l'hebdomadaire satirique l'Epoque. Pour réveiller la conscience des gens, l'esprit caustique était un peu sa marque de fabrique. Déçue par le fait que l'engagement militant se résume le plus souvent à des visées financières, pour elle, créer un journal participait, d'abord et avant tout, de l'aventure intellectuelle et non pas d'une simple affaire commerciale. Exerçant avec finesse son droit à la caricature, elle aimait souvent amener les gens sur des pentes raides pour leur donner le vertige et secouer, quelque peu, leurs certitudes. «Touche pas à ma presse !» Pourtant, dans ses derniers retranchements, Baya Gacemi, toujours ouverte au débat contradictoire, ne voulait jamais entendre parler de critiques à l'encontre de la presse algérienne. On avait beau lui suggérer que cette presse, comme toute institution, devait pouvoir être critiquée aussi. Mais non ! Elle esquivait toujours la question, refusant d'entendre des propos de la sorte. Nous ressentions cela à l'Epoque comme une forme d'autocensure empreinte d'une probable empathie à l'égard des éditeurs ou par le souvenir du défunt M'hamed Yazid et sa fameuse «Maison des libertés». Baya avait beau défendre la liberté d'expression, sur ce point elle devenait vraiment intolérante. Parfois, elle concédait tout de même que la presse n'était pas exempte de reproches pour lancer aussi vite «l'acquis est encore trop fragile !» comme pour clore la discussion. Hélas, on est, de plus en plus, tenté de la croire tant cette vulnérabilité supposée de la presse algérienne est devenue aujourd'hui patente. Pour preuve : à l'heure où le régionalisme politique en exacerbe un autre, certaines rédactions dites «nationales» en viennent jusqu'à hiérarchiser d'une manière arbitraire des évènements, des productions artistiques voire même des personnes et leur niveau culturel et intellectuel en fonction de leur lieu de naissance. Devant cette hogra, une de plus, l'on doit pouvoir s'interroger, ici et maintenant, sur le sort du pluralisme démocratique tant revendiqué en Algérie. Un pays entier semble être ignoré par sa capitale. Mieux que quiconque, Baya Gacemi savait que la diversité et la richesse culturelle, sociale et politique de l'Algérie ne pouvait être contenue dans les limites du microcosme algérois et encore moins dans les murs de la Maison de la presse. Et, pourtant, c'est toujours ici que ça se passe même si la capitale n'est pas toujours à l'avant-garde de ce qui se fait de mieux dans le pays. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à prendre par exemple le premier journal dirigé et rédigé par des Algériens qui s'appelait El Haq (la vérité). Cette publication est née le 30 juillet 1893. Où ça ? Eh bien… à Annaba. Par un curieux hasard, cet hebdomadaire cessera de paraître, aussi, quelques mois plus tard, frappé, cette fois, d'interdiction par les autorités coloniales. Cela personne n'en a cure. C'est à la limite un «détail» de l'Histoire. Oui, l'Histoire encore elle ! Fort heureusement, de nos jours, le lycée Saint Augustin que Baya Gacemi avait fréquenté n'a toujours pas été débaptisé. Doit-on s'en féliciter à l'heure où l'étroitesse d'esprit gagne du terrain ? Oui, très certainement. Dieu merci, au Saint Au, Baya taquinera la philosophie, un peu à l'image de l'auteur des Confessions, un père de l'église s'il en est. Son penchant pour les sciences humaines ne fera que s'exalter et forger des opinions dont Baya n'en fera jamais mystère plus tard. «Moi Baya Gacemi, fille du peuple, femme de Annaba» Elle y suivra là-bas les traces de nombreux potaches parmi lesquels on peut citer deux militaires comme les généraux Mostepha Benloucif ou Kamel Abderrahim, un Premier ministre, Mokdad Sifi, un cinéaste, Amar Laskri, ou encore un comédien, Guy Bedos. Dans un mot resté célèbre, l'humoriste disait «croire à la liberté de la presse quand un journaliste pourra écrire ce qu'il pense vraiment de son journal. Dans son journal». A l'Epoque, ce défi a été relevé avec brio par sa directrice de publication, «une directrice toujours à la recherche d'un employé à gronder», selon Chawki Amari, le chroniqueur d'El Watan qui n'avait pas hésité, un instant, dans la dernière livraison de l'Epoque, à croquer dans le vif, sa patronne qu'il avait présenté aux lecteurs sous un angle loin d'être à son avantage. Stoïque, Baya Gacemi lira, sans enlever ni ajouter une virgule, ce portrait au vitriol que tout le monde s'attendait à voir réellement censuré. A commencer par son auteur lui-même. Eh bien non ! Baya Gacemi a accepté sans broncher qu'on la décrive, dans son propre journal, sous des traits revêches et peu amènes. Contre toute attente, elle s'en fera un point d'honneur. La liberté d'expression, c'était pour elle sacrée ! Et le commentaire, bien sûr, toujours libre… En tous cas, il fallait le faire ! Et Baya Gacemi l'a fait dans ce dernier numéro de l'Epoque, un numéro testament où elle apporte la preuve de son éthique professionnelle inébranlable. Quant à ceux qui ont douté, un moment donné, de son « patriotisme » , écoutons un peu sa sœur Farida apportant un témoignage qui vaut, notons-le, toutes les attestations communales : «Beyouna avait fréquenté l'école primaire Sadi-Carnot avant de rejoindre celle du Marché aux blés. Les enseignants étaient alors encore la plupart des pieds-noirs dont certains n'arrivaient pas à digérer l'indépendance du pays. Vigilante depuis son enfance sur ce point crucial qui renvoie à la dignité humaine, Beyouna ne laissera jamais passer une remarque désobligeante à l'égard des «indigènes». Si bien que notre mère en venait à s'absenter souvent de son travail pour répondre aux convocations des professeurs qui la sermonnaient à cause de sa fille «rebelle». Il faut savoir que pour sa terminale, Baya Gacemi est montée à la capitale, Alger, une ville qui semble donner son nom à un immense pays d'Afrique du Nord. D'entrée de jeu, la «provinciale» obtient «les doigts dans le nez » son baccalauréat au lycée Hassiba-Ben-Bouali de Ben Omar. Elle s'inscrit ensuite à la Fac centrale où elle poursuit des études en psychologie. A Paris, elle rencontre à Sciences Po, le chroniqueur, écrivain et psychanalyste Gérard Miller avec qui elle collabore quelques temps. A Alger, elle côtoiera longuement les Kheirredine Ameyar, les Tahar Djaout, les Abderrahmane Mahmoudi. Après avoir exercé notamment à RFI et à L'Express (l'hebdomadaire fondée par Françoise Giroud), Baya Gacemi, en professionnelle avertie, était rompue aux milieux médiatiques parisiens. A la suite de son décès, un de ses cousins a retrouvé son téléphone portable dans la malle arrière de son véhicule. Parmi les nombreux appels en absence figuraient en bonne place ceux du standard de la chaîne satellitaire France 24 qui cherchait à la recruter. Le destin en a voulu autrement. Aujourd'hui, là haut, Baya Gacemi doit rire doucement de la déroute de certains dictateurs arabes dont elle n'a pas cessé durant toute son existence d'en dénoncer les excès. Grâce à son engagement en faveur de la démocratie et des droits de l'homme, elle savait, avec pertinence, que ces valeurs dites universelles ne pouvaient être bombardés par des puissances belliqueuses ni imposées par des pouvoirs légitimes. La révolution ne peut être le fait que des peuples eux-mêmes. Et quand l'histoire est en marche, qui