«A sid sid hatta ki yechref ledhyeb mennou khayfa» (Le lion est un lion, même quand il vieillit, les loups le craignent encore.) Absent de la scène musicale depuis plus d'un quart de siècle, Rachid Souki vient de renouer récemment avec le public algérois. A l'invitation de l'ONCI, cette figure nationale du chaâbi a donné, le mois de Ramadhan dernier à la salle El Mouggar, un concert à marquer d'une pierre blanche tant il s'agit bien d'un événement exceptionnel. Une belle occasion pour la Nouvelle République d'aborder le parcours artistique de Rachid Souki et revenir sur la qacida Sobhane Allah ya l'tif pour laquelle cet artiste s'est trouvé mêlé de près. Il lève, en exclusivité pour nos lecteurs, un coin de voile sur l'auteur véritable de ce poème qui fait la louange à Dieu et qui, d'après le témoignage de Rachid Souki, ne serait autre que le grand barde de l'Oranie Mostepha Ben Brahim (1800-1867). La Nouvelle République : Comment s'est passé votre come-back sur scène… Rachid Souki : Comme vous le savez, la mode d'aujourd'hui est au «danser pour chanter». C'est pourquoi je me voyais mal remonter sur scène dans un tel contexte. Au début, j'avais beaucoup d'appréhensions. J'ai répondu par la négative à Lakhdar Bentorki qui est venu me solliciter. Je ne me sentais pas prêt à «affronter» le public après une si longue absence. Il faut dire que je ne m'étais pas produit sur scène depuis au moins les années 1984-85. Mais c'est avec beaucoup de tact et de persuasion que le directeur général de l'ONCI est arrivé à vaincre, petit à petit, mes réticences. Et je me suis finalement jeté à l'eau… Et alors ? (sourire) D'emblée, j'ai été d'abord surpris par les applaudissements et les youyous dans la salle. A l'entracte, j'ai revu de nombreux admirateurs qui ont tenu à marquer leur présence et ce, à ma grande joie. Je dois dire que c'était pour moi un moment merveilleux de revoir autant d'amis en même temps. Pour cela, je ne remercierais jamais assez M. Lakhdar Bentorki pour m'avoir offert ce moment privilégié. Pour moi, ce fut un grand honneur ! On dit que vous êtes le premier à avoir enregistré à la radio Sobhane Allah Ya l'tif. D'après les connaisseurs, votre interprétation de cette qacida est non seulement très originale mais on prétend qu'elle vous a valu quelques inimitiés avec celui qu'on nomme le Cardinal, El-Hadj M'hamed El-Anka en personne. Qu'en est-il exactement ? Ecoutez, je ne sais pas d'où vous puisez vos informations mais je dois vous dire que vous êtes plutôt bien informé. (silence). C'est vrai, que j'ai été le premier à l'avoir enregistrée. (silence). D'ailleurs, quand je suis passé à la radio, le premier à m'avoir félicité était El Hadj Mohamed-Tahar Fergani, le maître du malouf. (silence). Dites-moi, vous n'avez pas d'autres questions ? Mais vous n'avez toujours pas répondu à la précédente. Oui, parlez-nous, s'il vous plaît, de cette affaire de Sobhane Allah ya l'tif ! O.K., allons-y gaîment ! D'abord, contrairement à ce qui se dit Sobhane Allah ya l'tif est, à l'origine, un poème de Mostepha Ben Brahim qui était également imam et compagnon de l'émir Abdelkader. Il faut dire la vérité et donner à chacun ses droits. Ce texte m'a été remis à Mostaganem parmi de nombreux autres documents par Cheikh Hamada. La mise en musique est — et tout le monde le sait — signée par El-Hadj M'hamed El Anka... Comment avez-vous connu Cheikh Hamada et dans quelles circonstances vous a-t-il remis ce poème ? Je l'ai connu en 1956. Il était venu à Alger enregistrer aux éditions Topaz. Il m'a été présenté par El-Hadj M'hamed El Anka. Nous avions déjeuné ensemble en compagnie de Cheikh Marocain, Haddadi Djilali et Mustapha Badie, le réalisateur. A l'indépendance, des dirigeants du club de football de Mostaganem sont venus me solliciter pour deux galas au stade de la ville. A l'affiche, il y avait la vedette incontestée, en l'occurrence Cheikh Hamada, invité d'honneur, suivi de Saloua, Wafia, Boudjemaâ El-Ankis, Chérifa, la chanteuse kabyle, et moi-même. Quand mon tour de me produire sur scène est arrivé, Cheikh Hamada m'avait présenté au public du Stade de Mostaganem comme son guendouzi, c'est-à-dire en patois local son élève. C'était pour moi, du reste, un grand honneur. Le lendemain, son fils Charef m'a suggéré de rendre visite à son père dans sa villa de Tijdit, dans le vieux Mostaganem. C'est là que Cheikh Hamada m'a remis un foulard noué qui contenait des textes épars dont le fameux «Sobhane Allah ya l'tif». Il y avait environ 3 kilos de manuscrits, des poèmes de Sidi Lakhdar Benkhelouf, de Ben M'sayeb, de Bensahla, de Triki et des textes d'auteurs marocains… Que s'est-il passé ensuite ? De retour à Alger, avec mon ami Kadri Seghir, un comédien qui maîtrisait parfaitement l'arabe, nous avions fait un premier tri. Quelques mois après, il s'est tenu à Alger un colloque sur le patrimoine lyrique au cours duquel il avait été solennellement demandé la remise de ce type de documentation aux services de l'Etat et ce, aux fins de recensement de ce riche répertoire. Répondant à cet appel, j'ai remis à la direction de la culture de la wilaya d'Alger tout ce que j'avais en ma possession, dont justement le fameux trésor que m'avait confié Cheikh Hamada, que Dieu ait son âme. Et dont justement Sobhane Allah ya l'tif qui nous intéresse aujourd'hui ! Qui a chanté le premier cette qacida, une vraie chanson à succès ? C'est, bien sûr, El-Anka ! D'ailleurs, quand j'ai voulu en faire un enregistrement commercial au début des années 1970, certains lui ont suggéré de m'attaquer en justice. En effet, un éditeur m'avait proposé à l'époque la coquette somme de deux millions de centimes. J'envisageais sérieusement de l'enregistrer malgré les menaces qu'on avait fait planer sur moi, mais j'ai renoncé à la suite de nombreuses interventions, dont celles d'Abdennour Keramane, de Moh Seghir Laâma, le virtuose de la guitare et enfin celle décisive de Rabah Zaâf dit «Rabah deuxième», un membre du groupe de choc du PPA, un homme que je respectais beaucoup. Je lui avais alors donné ma parole que je ne ferais pas de disque avec cette chanson écrite, et je le répète, par Mostepha Ben Brahim auquel il convient de rendre justice.