Le nouveau roman de Mario Vargas Llosa, Le Rêve du Celte, arrache à l'oubli la figure historique et héroïque d'un anticolonialiste avant la lettre. Roger Casement était l'ami de Josef Conrad qu'il a accompagné au Congo belge et dont il a «dessillé» les yeux sur la «mission civilisatrice» de l'Occident. A 75 ans, le Péruvien Mario Vargas Llosa compte parmi les plus grands romanciers contemporains. Conteur hors pair, doué d'un sens formidable du récit, il a raconté à travers une vingtaine de romans la tragédie de la condition humaine, corrompue par notre goût pour le pouvoir, la perversité et la violence. Lorsqu'il a obtenu le prix Nobel de littérature en octobre 2010, le jury suédois a justifié son choix en mettant en exergue « sa cartographie des structures du pouvoir et ses représentations incisives de la résistance, de la révolte et de la défaite de l'individu». Le nouveau roman de Llosa Le Rêve du Celte qui vient de paraître ces jours-ci en traduction français illustre magistralement les propos de l'académie Nobel. Avec ce nouvel opus, l'auteur du somptueux Fête au bouc et du sensuel Tante Julia et les scribouillards signe en effet un énième chef-d'œuvre qui frappe l'imagination autant par son sujet ample et profondément humaniste que par sa narration puissante et sophistiquée. A travers le destin brisé d'un résistant anticolonialiste hors du commun, ce roman raconte les heures sombres de la civilisation européenne confrontée aux illusions de sa grandeur. Le miroir de la fiction la renvoie inexorablement à sa barbarie. Lumineux et paradoxal Au cœur de ce roman, le personnage lumineux et paradoxal de Roger Casement. Passionné par l'aventure et la mission civilisatrice de l'Occident, ce diplomate britannique doublé d'un nationaliste irlandais et débarqué au Congo à la fin du 19e siècle, deviendra l'un des pourfendeurs les plus acharnés des régimes coloniaux et de leurs lois inhumaines, avant de finir sur l'échafaud chez lui pour traîtrise. L'homme a réellement existé. Pour autant, Mario Vargas Llosa n'a pas écrit une biographie, mais une fiction où le réel se mêle à l'imagination et à l'intelligence narrative. Cela donne un récit épique, nerveux et puissant. Lors des entretiens qu'il a accordés pour le lancement de son roman, l'écrivain a raconté que c'est en lisant une biographie du romancier anglo-polonais Josef Conrad qu'il a découvert l'existence de son personnage. Casement a joué un rôle important dans la prise de conscience par l'auteur d'Au cœur des ténèbres des atrocités commises par les Européens en Afrique sous le masque de leur mission humaniste et civilisatrice. Dans son roman, Llosa reconstitue la rencontre entre le Polonais et l'Irlandais. Lieu : quelque part dans une Afrique coloniale et crépusculaire qui n'a plus rien d'édénique, contrairement à ce que les publicités officielles de l'époque essayaient de faire croire au grand public européen. Ce sont sans doute les pages les plus saisissantes du livre, marquées du sceau de la lucidité face aux horreurs perpétrées par les Européens dans le Congo sous Léopold II et face à l'aventure coloniale en général. «Conrad disait qu'au Congo, fait dire l'auteur à son personnage, la corruption morale de l'être humain remontait à la surface. Celle des Blancs et celle des Noirs. Au cœur des ténèbres m'a souvent empêché de dormir. Je pense qu'il ne décrit ni le Congo, ni la réalité, ni l'histoire, mais l'enfer. Le Congo est un prétexte pour exprimer cette vision atroce que certains catholiques ont du mal absolu». «Mal absolu», la formule est lancée. C'est en ces termes que Llosa a défini la colonisation, thème central de son roman, allant jusqu'à affirmer que «nulle barbarie n'est comparable au colonialisme. L'Afrique n'a jamais pu se relever de ses séquelles. La colonisation n'a rien laissé de positif». Romancier jusqu'au bout des ongles Oublié du grand public, le héros du roman Roger Casement est passé dans l'Histoire en tant qu'auteur de deux rapports d'enquête terrifiants sur les exactions commises par les Européens au Congo et en Amazonie où le diplomate était en poste pour quelques années après son départ d'Afrique. Ces enquêtes ont révélé à l'opinion européenne la cruauté et la sauvagerie des entreprises coloniales en Afrique et en Amérique latine. La dernière partie de sa vie, Casement l'a consacrée aux combats pour la libération de son pays natal, l'Irlande. Irlandais anglican, il rejoignit les rangs des nationalistes purs et durs, allant jusqu'à inviter les Allemands à envahir l'Irlande pour chasser les Anglais. Cette démarche entreprise en pleine (première) guerre mondiale sera à l'origine de sa chute. Le récit de Llosa divisé en trois parties («Congo», «Amazonie» et «Irlande») épouse ces différentes étapes de la vie de son personnage historique, mais exploite aussi avec brio les paradoxes et les complexités de l'homme qui le rendent si fiction-génique. Romancier jusqu'au bout des ongles, le Péruvien a très vite compris le parti qu'il pouvait tirer de l'existence extrêmement romanesque de son héros : «Il ne fut pas seulement un juste, mais aussi un homme avec une vie privée dramatique, a-t-il expliqué dans un entretien au Figaro Magazine. Casement a toujours vécu dans le risque d'être découvert. Comme traître. Comme conspirateur. Et comme homosexuel, à l'époque où c'était un crime. Il vivait au bord de l'abîme». L'efficacité de la narration dans ce roman engagé et engageant a aussi à voir avec la stratégie de la construction narrative en binôme, faisant alterner le récit du vécu immédiat du personnage et la remontée des souvenirs proches et lointains. Accusé de haute trahison, Casement est condamné à mort. En attendant de connaître les résultats de son recours en grâce, il se remémore son enfance, ses aventures africaines et amazoniennes. Il y a quelque chose de flaubertien dans ce roman très maîtrisé, où toutes les notations sont utiles et collent étroitement à l'histoire. On ne peut qu'admirer cette magistrale économie de moyens et d'effets qui est la marque des plus grands en littérature. Le Rêve du Celte a été publié en même temps que quatre autres titres de l'écrivain péruvien, dont son théâtre complet et son très beau discours de réception du Nobel en 2010. Le long hiver qui s'annonce ne sera sans doute pas de trop pour explorer cette mine d'intuitions sur l'homme, la littérature et le monde comme il va. Le Rêve du Celte, par Mario Vargas Llosa. Traduit de l'espagnol par Albert Bensoussan et Anne-Marie Cases. Gallimard, 528 pages