Le théâtre algérien doit renouer avec son identité : cette remarque sévère sans être injuste, formulée dernièrement par un arpenteur chevronné du 4e art, interpelle praticiens et théâtrophiles sur une tendance de plus en plus accentuée, observée ces derniers temps, sur le champ de cette discipline et projetée de manière aveuglante lors du 7e Festival national du théâtre professionnel d'Alger (FNTP, 15-27 septembre 2012). Tout se passe, en effet, comme si le capital dramatique, artistique, symbolique et linguistique engrangé par ce théâtre mis sur orbite contemporaine et populaire, il y a quelque 86 ans (avec un certain «Djeha» du tandem Allalou-Dahmoun) et dont la voie sera approfondie et goudronnée après l'indépendance par plusieurs expériences marquantes, était mis sous le boisseau, patrimoine jugé sans doute dépassé ou inapte à répondre aux ambitions et visions d'«élites» sorties des amphithéâtres universitaires et d'établissements de formation technico-artistique. Et pourtant ! Depuis la disparition (mort naturelle ou violente, exil, effacement...) de noms étoilés de la scène algérienne tels – pour le demi-siècle écoulé – Boualem Rais, Rouiched, Ould Abderrahmane Kaki, Kateb Yacine, Abdelkader Alloula, Slimane Benaissa et M'hamed Benguettaf, soutenus pour la plupart d'entre-eux par des équipes de comédiens volontaristes et des metteurs en scène de belle lignée (Allel El Mouhib, Hadj Omar, Hachemi Noureddine, Sid Ahmed Agoumi, Malek Bouguermouh, Ziani-Chérif Ayad, Azzeddine Medjoubi...), la relève de ces aînés apparaît d'autant plus lourde à assumer sur le terrain dramaturgique qu'elle se situe dans une période d'instabilité et de doutes, de ruptures et de remises en cause douloureuses, dans un environnement bruissant d'opacité que les hommes de culture ont du mal à décrypter. Nombre d'auteurs nationaux d'un temps présent si incandescent confessent leur difficulté, voire leur désarroi devant la fameuse feuille blanche : que raconter et comment dire lorsque le vécu individuel et collectif se dévide sur des sables mouvants et dans des contours incertains, de quelle manière redonner conscience et, pourquoi pas, un peu confiance à leur société quand celle-ci est logée à la même enseigne d'un monde arabe déboussolé, ébranlé par les sismicités politiques et socio-économiques, fragilisé par l'autisme de ses dirigeants et vulnérabilisé de surcroît par la sédimentation de l'acculturation suite au développement phénoménal des moyens technologiques ? Par la grâce de deux évènements d'une annuité conjoncturelle (Alger 2007, capitale de la culture arabe et Tlemcen 2011, capitale de la culture islamique), la nouvelle et moins nouvelle vague de la scène avait saisi ces opportunités pour s'offrir un axe de choix, élargissant le champ thématique traditionnel, plaçant en priorité le curseur sur des situations et personnages emblématiques de l'Histoire politico-culturelle arabo-musulmane (en aire ou ère abbasside, persane, andalouse, ottomane, maghrébine). D'une flèche un double objectif avait été atteint : mettre le public en phase de connaissance (et reconnaissance) avec des pans et figures d'un passé tissé et maillé à l'échelle de la Oumma (par exemple le philosophe abbasside devenu rebelle Ettawhidi, les mystiques El Halladj et Sidi Boumediene dont la liberté de conscience et l'indépendance d'esprit mèneront au martyre pour le premier et, pour le second, au décès lors d'un périple exprimant un défi à l'autorité mérinide, le savant et homme politique andalou Lissan Eddine el Khatib, broyé par la machine du pouvoir dont il a été un des rouages, le chef de la secte des Assassins – Assassiyine en arabe- Hassan Essabah...), et rendre plus intelligible et parlant ce passé dans ses concordances ou correspondances avec un présent heurté (carences de liberté et démocratie inversement proportionnelles à la chape de violence politique, aveuglement de pouvoirs tyranniques et corrupteurs, infantilisation des peuples et sociétés...). Ce détour par l'Histoire pour rebondir sur les préoccupations du moment avait été abordé avec gravité et produit, à côté de quelques déceptions redevables pourtant à des moissonneurs de l'écriture (Hmida Layachi et Bouziane Benachour avec respectivement «Layali Alamout» et «Syphax»), plusieurs œuvres fruitées signées notamment par feu Mohamed Qacem (sur Ettawhidi et El Halladj) et Hacène Méliani (destin tragique d'El Khatib), et sur la trajectoire desquelles s'affirmait la créativité décomplexée de jeunes metteurs en scène (Haider Benhocine, Lazhar Belbaz, Dine Hanane Djahid), scénographes (Yahia Benamar, Rahmouni), et chorégraphes (Chouat et Habès). Portées par leur résonance et l'intensité de leur charge émotionnelle et intellectuelle, ces créations se déployaient dans une langue arabe souvent relevée dont l'emploi théâtral reflète l'image de l'époque, du milieu et du statut des personnages traités. Mais, principe fondamental qui alimente et authentifie toute forme d'expression, le grand public n'avait jamais été laissé à la marge de la compréhension de ces productions dont la langue dramatique était soutenue par un langage artistique expressif et moderne convoquant avec bonheur, si nécessaire, tous les arts de la scène (musique, lumière, scénographie, chorégraphie, ombre chinoise, palette cinématographique, interprétation de comédien). Mais lorsque ce langage n'est plus pensé dans une optique de visibilité et communicabilité en direction de ses destinataires naturels et donne la crispante impression de verser dans l'exercice de style «amphitéâtral» ou la démonstration «professorale» qui mène toute expérience théâtrale dans l'impasse, il est impératif de tirer la sonnette d'alarme comme lors de la 7e édition du FNTP d'Alger. Pourtant, les productions (16) à l'enseigne du Festival-concours avaient, globalement, deux atouts : en premier lieu, des sujets multiples avec, air du temps oblige, une prédominance fléchant les dysfonctionnements et dévoiements sociopolitiques dans la sphère arabe («Le Roi joue», «Lalla oua Soltane», «Hypothèse de ce qui est réellement arrivé», «Femme de papier»...), et le reste serpentant entre histoires individuelles et situations sociales, reflétant une humanité ayant allumé ses feux de détresse, où la farce et le burlesque délirant côtoyaient le pathétique et le tragique («Ness mechria», «Hamlet», «Hasla», «le Miroir», «Que faire maintenant ?»...). Ensuite, pour habiller et étoiler ce matériau dramatique la majeure partie des metteurs en scène avaient joué chacun sur une gamme d'une large palette de possibilités technico-artistiques (absurde social et politique, théâtre dans le théâtre, vaudeville social, approche classique, théâtre d'essai, traitement «hallucinatoire» référencé à l'école d'Arthaud...). Mais quelle mouche a piqué cette brochette des planches pour choisir des œuvres dramatiques serties dans une langue arabe souvent hermétique, fort peu accessible à l'entendement du commun des Algériens, dont l'emploi a été jugé artificiel par plusieurs praticiens de la scène tels Abdelhamid Habbati, Abdellah Hamlaoui, Fatiha Soltane, Fadela Hachemaoui, Abdelkader Belkeriou, Mourad Senouci, Sonia, Taha Lamiri et Tayeb Dehimi. Rappelons que les générations théâtrales d'avant la décennie noire (auteurs, traducteurs-adaptateurs, metteurs en scène) accordaient une attention majeure à l'outil de communication avant de passer au deuxième chantier lié, suivant la spécialité de chacun, à l'élaboration de la langue artistique ou du langage scénique. De cette aventure tendant à allier la vitalité de la langue parlée et la rigueur de la langue écrite le regretté Abdelkader Alloula a fourni la plus belle illustration, en livrant l'une des clés du succès impacté par sa recherche dans une interview à l'APS (1985) : «je fais un travail d'artisan. Neruda, que j'admire beaucoup, parle à ce propos de mots qu'il cisaille, qu'il perce. Je ne suis pas un spécialiste de la langue et je n'ai pas l'intention de le devenir. Je choisis les mots qui peuvent avoir un impact dans la mémoire et l'écoute du spectateur... Lorsqu'on prête une oreille profonde aux parlers populaires, on se rend compte de l'existence de métaphores et d'images riches, très riches.» Cette préoccupation exigeante des aînés d'être en phase avec le patrimoine culturel et linguistique du public algérien a, ces derniers temps, été sérieusement battue en brèche et c'est contre cette «tendance lourde imprimée au théâtre algérien» (corroborée de manière caricaturale par les expériences dramatiques redevables aux formations nouvellement «issues» du sud algérien) que les artistes sus mentionnés s'insurgent, estimant comme Abdellah Hamlaoui qu'«on est en train de mettre à distance le spectateur» en attendant de le renvoyer dans les cordes et de le perdre peut-être pour toujours. Oui, il y a danger dans la demeure, car le plus mauvais tour qu'on puisse jouer au théâtre est de l'enfermer dans «une langue-ghetto qui vole au-dessus de la tête des gens, parce que c'est à la mode, parce que certains prennent l'art dramatique pour une annexe de l'université», souligne pour sa part la comédienne Sonia. En guise d'exercice pratique bien ajusté elle a signé avec sobriété et émotion la mise en scène d'une «Femme en papier», double voyage dans l'imaginaire d'un écrivain et la mémoire culturelle douloureuse de l'Algérie de la décade 90 qui fait le lit du pathétique roman de Wassiny Laaredj, «Ountha essarab» (Femme mirage), et que Mourad Senouci a reconfiguré intelligemment pour le quatrième des arts, dans une langue arabe fluide et parlante à prendre en exemple. Sa prise en charge en tamazigh (par le TRBéjaïa) a rencontré récemment la même résonance positive à Batna, avec le prix de la meilleure représentation au 4e Festival culturel national du Théêtre d'expression amazigh. Sur cette orientation à vouloir «délocaliser la langue voire le patrimoine culturel algérien tout court dans notre théâtre», suivant la formule imagée et acérée employée par le metteur en scène constantinois Tayeb Dehimi, le même Mourad Senouci a précisément une explication : «au lieu de s'astreindre à travailler et forger une langue vivante avec les couleurs et saveurs du terroir, une frange émergente de nos hommes de théâtre a opté pour un outil d'expression mis au service d'un produit d'exportation pour les scènes arabes. La cible n'est plus le spectateur algérien, qui devient secondaire, mais les organisateurs et publics de manifestations théâtrales arabes». On ne peut trouver plus pertinente conclusion que celle avancée par l'un des derniers mohicans de la troupe artistique du FLN et ancien directeur du TNA, Taha Lamiri, toujours ou presque sur la brèche lorsqu'il y a une manifestation théâtrale à Alger ou hors ses murs : «il y a des gens qui se fourvoient et ne comprennent pas que le théâtre est d'abord un plaisir et non une corvée à infliger au spectateur. Les grands noms de n'importe quelle discipline artistique n'oublient jamais qui les a fait rois».