Le premier objectif de la décolonisation au lendemain de l'indépendance a été de construire une économie nationale répondant aux besoins des populations. Mais la plupart des dirigeants placés aux plus hautes fonctions, étaient alors convaincus qu'il suffisait de recopier l'organisation industrielle des pays colonisateurs pour atteindre l'objectif d'émancipation rêvé par les indépendantistes. D'autant que le peuple avait côtoyé la société coloniale et son niveau de vie et qu'il avait conçu à son égard un désir de conquête, bien que (ou parce que) il en avait été exclu auparavant, exclusion ressentie comme une injustice, un affront. Dans cette ambition, le modèle des «industries industrialisantes» prôné par le très écouté De Bernis s'est imposé après 62. L'Algérie en a fait la priorité absolue . A été ainsi créée l'armada des sociétés nationales (SN). Mais, durant des décennies, le privilège de décision du pouvoir étatique est resté intouchable, insoupçonnable. La critique des aspects redondants du modèle colonial n'a pu être effectuée de manière pertinente. Les choix économiques et technologiques mis en oeuvre pendant des décennies n'ont pu être ni évalués ni contestés. L'absence d'analyse à propos de l'implication sociale des technologies importées de l'étranger dans le schéma planifié des industries industrialisantes n'a pas permis d'évaluer, calibrer ni arbitrer les projets des secteurs industriels, agricoles et des services dans un souci de juste satisfaction des aspirations populaires . La répartition qui a suivi condamnait la société à devenir duale et à abandonner mécaniquement une partie de la population au bord de la route du développement. Creusant et reproduisant les inégalités. Ma thèse de doctorat ouverte à Bruxelles en 1970 se proposait d'étudier l'option en faveur des «industries industrialisantes», à la fois comme rupture idéologique (congrès de la Soummam, chartres de Tripoli et d'Alger, lutte de libération.) et comme option autoritaire en faveur d'investissements planifiés. Ces derniers, dotés d'un coefficient de capital plus élevé que celui concédé à la main-d'oeuvre, étaient jugés prioritaires (équipements de souveraineté), plus rentables (gains de productivité constatés dans les pays vendeurs) et permettant d'obtenir des économies d'échelle contrebalaçant les coûts d'acquisition, d'implantation, de fabrication, de maintenance, de dépendances externes... au détriment de la formation sociale. Or, aussi, ajuster l'économie au social, évaluer le profil social du développement, ne pouvait se réduire à un problème tronqué de comptabilité de ressources humaines (nombre d'emplois créés par spécialité et niveaux de qualification, besoins en formation, revenus distribués...). La politique sociale devait encadrer, voire guider les choix économiques du pays. Ignorer, par ailleurs, l'évolution de l'organisation du travail, c'était prendre le risque d'être formaté de l'extérieur par l'automatisation, l'informatisation, les technologies de communication, et, surtout, s'exposer à abandonner les industries industrialisantes improvisées sur la route du développement comme les ruines romaines ou les pyramides égyptiennes... A défaut de remise en question et d'adaptation du modèle «...la révolte gagnera le peuple, la religion les esprits, la division l'unité nationale...» Justement, 50 ans après l'indépendance, alors que le marxisme est à terre, Rifkin jette, à Bruxelles, un pavé dans la mare des idées reçues en publiant une thèse passionnante : «La nouvelle société du coût marginal zéro.» Elle vient, en 2014, relancer en quelque sorte mes critiques de 1970. Mais, sur un autre registre que celui de l'économie dirigée. Celui d'un libéralisme jamais repu. Il est vrai que les conditions économiques ont beaucoup évolué et libéré ce mécanisme et son mode opératoire (l'économie de consommation a changé changé l'organisation industrielle, le mode et les process de production, l'ère de la mécanographie est totalement révolue...). Et que l'on est entré dans une convergence planétaire des modèles de production Est-Ouest solidarisant pays développés et sous-développés, les plus faibles aux plus forts, dans un vieux scénario ! Que dit Rifkin en substance ? Le développement fulgurant des nouvelles technologies et des réseaux internet va conduire les acteurs économiques vers de plus en plus d'interdépendance. On parviendra bientôt à «produire avec une productivité si développée que le coût marginal des biens et services sera proche de zéro». Dans cette configuration, les profits diminuent, la propriété s'efface, perdant sens et signification. Simultanément, l'impression 3D va se généraliser (aptitude de chacun à commander, fabriquer et se faire livrer les produits selon ses désirs) grâce à sa connexion à une infinité de réseaux interdépendants. Parvenu à ce terme le capitalisme s'anéantit et disparaît prédit Rifkin. Si l'on est encore à quelque distance de cet événement, il est bon de rappeler aux partisans de l'économie dirigée, qu'ajuster l'économie au social est un impératif de corrélation et d'adéquation de tout projet de société à celui du travail.