Foisonnant et polyphonique, entre satyre politique empruntant ses codes au théâtre de vaudeville et récit chargé du poids de l'histoire algérienne, «Moi, Scribe», dernier roman de Rachid Mokhtari, se lit comme un jeu littéraire sur les rapports entre mémoire et écriture. Pour son cinquième roman (227.p éd. Chihab), Rachid Mokhtari revisite avec des formes et un ton neufs des thèmes déjà explorés dans ses précédentes œuvres (histoire de l'émigration, ancestralité, décennie de violence terroriste des années 1990) à travers trois personnages, Scribe, Karim-Ka et Zaïna. Le premier- qui doit son nom à sa fonction d'écrivain public dans un village de Kabylie durant son adolescence- est un «bouquiniste» à la force de l'âge, un homme dont l'obsession est de consigner et d'archiver les faits se rapportant aux «massacres», aux «carnages» et aux «Disparus» en Algérie. Le second, jeune animateur sportif à la radio, est l'auteur d'une comédie sur la mauvaise récolte d'olives au village kabyle d'Imaqar où s'affrontent deux ordres, celui ancestral de la djemâa dirigée par le Patriarche, et celui «moderne» du Ppcl (Parti populaire pour le citoyen libre) mené par le nouveau maire, Tikouk, et sa femme, spécialiste en salons de coiffure. Entre ces deux hommes -qui vont collaborer à la réécriture de la pièce de théâtre- il y a Zaïna, une étudiante traumatisée par la disparition précoce de sa mère, animatrice d'une émission d'ornithologie qui lui vaut des sanctions de la part de ses responsables qui croient déceler des «paraboles pernicieuses» à l'écoute de numéros consacrés aux charognards. Ainsi, le romancier fait passer sans transition le lecteur de la pièce de Karim-Ka aux histoires personnelles de Scribe et de Zaïna à travers un jeu narratif basé sur la correspondance des thèmes entre les récits et les liens qui se créent entre les différentes histoires. Ces choix formels permettent également à Mokhtari de multiplier les registres et les styles, passant du burlesque au tragique, voire au morbide, des envolées lyriques et invocatrices aux scansions nominales proches de l'écriture automatique. Riche et ludique, ce rapport particulier à l'écriture se révèle également central dans le roman au regard de la fonction de son personnage principal. Véritable dépositaire de la mémoire collective, le Scribe est le «liseur des absences» celui qui porte sur ses «frêles épaules le poids des exils», et le «veilleur impénitent sur les champs de batailles» . Le Scribe s'avère aussi le co-auteur d'une pièce de théâtre sur Imaqar, un village qui s'est «retourné sur lui-même», et dont les «traditions, coutumes, rites, sacrifices, légendes, proverbes, mythes, poésie, chants étaient désormais qualifiée de pratiques vieillottes, grégaires et passéistes». L'évocation de la perte des valeurs traditionnelles atteindra par ailleurs son apogée dans la conclusion de la pièce de théâtre en faisant le lien entre les ossements déterrés des ancêtres, à l'origine de l'étrange maladie des oliviers d'Imaqar, et ceux des «charniers» des années 1990, menacés, selon le Scribe, par l'oubli. Avec cette variation nouvelle sur les thèmes majeurs de ses précédents romans, Rachid Mokhtari fait le choix de mettre en avant le plaisir de l'écriture et de la lecture, sans y sacrifier la profondeur ou tomber dans la redondance. Ce roman remet également au goût du jour une liberté des formes littéraires et un mélange des genres narratifs porté au sommet par des auteurs maghrébins des années 1970 comme les Algériens Nabil Farés et Tahar Djaout ou encore le Marocain Mohamed Kheireddine, des écrivains auxquels le romancier, également critique littéraire et journaliste, rend de subtils hommages.