Narrer «L'épopée» d'un musicien aussi singulier que Thelonious Monk relève de l'exploit tant son attitude, sa personnalité, sa virtuosité furent commentées par tous les historiens du jazz au XXe siècle. Il fallait donc imaginer une autre lecture de cette destinée pour capter la force expressive du créateur. Le dessinateur Bruno Liance et l'auteur Roland Brival se sont lancés dans une aventure audacieuse : pénétrer l'esprit tourmenté du génial pianiste en esquissant ses souvenirs, ses fantasmes, ses péripéties. Thelonious est disponible aux éditions Gallimard. À la fin de sa vie, le pianiste Thelonious Monk vit reclus à New York chez la baronne Pannonica de Koenigswarter, héritière de la famille Rothschild, mais assez peu encline à se plier aux mondanités de son rang, préférant de loin la compagnie de musiciens jazz afro-américains. C'est donc auprès de "Nica" que Monk trouvera un havre de paix où il pourra laisser ses pensées divaguer et, finalement, l'emporter. Cette fin de vie sombre et mélancolique est judicieusement magnifiée par la plume du romancier et la craie du dessinateur. Le récit de Roland Brival n'est pas biographique. Il est guidé par la mémoire parcellaire d'un homme dont l'épopée chaotique fut aussi étincelante que surprenante. Ce sont les rêveries d'un artiste perdu dans le réel qui rythment cette histoire finement illustrée par les respectueuses représentations ombrées de Bruno Liance. Thelonious Monk semble cheminer dans une nostalgie presque palpable. Il revoit les différents chapitres de sa vie tumultueuse nourrie d'incompréhension et de fulgurances créatives. Il est au Japon devant une ensorcelante geisha, il écoute John Coltrane au Five Spot de New York avec ses enfants, il pleure la mort de Charlie Parker, il tourne en rond dans un appartement froid et triste, il ne sait plus s'il est vivant… Thelonious se lit comme un scénario poignant, celui d'un grand soliste perclus de doutes qui attend une libération spirituelle définitive. Il est vrai que Monk fut un personnage imprévisible. Son propre fils, le batteur T.S Monk, fut le premier à le reconnaître : "Je ne me suis rendu compte de l'importance de mon père qu'à l'âge de 18 ans. Je savais qu'il était différent des autres musiciens. Je dois dire honnêtement qu'à une certaine époque, je ne comprenais pas du tout ce que faisait mon père. J'étais un peu déconcerté. Pourquoi ne suivait-il pas les règles ? Il ne prenait pas le chemin qui aurait pu le rendre populaire plus rapidement comme ses collègues jazzmen. Pour eux, tout se passait de façon plus souple. Mon père, lui, suivait sa trajectoire et je ne comprenais pas pourquoi. En fait, je ne comprenais pas ce qu'il faisait, c'était tout simplement l'essence même de ce qu'est la musique. Une fois que j'ai réalisé cela, j'ai été bouleversé et j'en tremble encore. J'ai compris soudainement qui était réellement mon père et son importance dans l'histoire du jazz. Thelonious a construit les bases sur lesquelles se reposaient Dizzy Gillespie, Charlie Parker et John Coltrane. C'est un apport très subtil qui n'a jamais été reconnu à sa juste valeur. Sa contribution à l'histoire du jazz est énorme. Thelonious a dessiné le canevas harmonique qui a rendu plus visible, plus sensationnel, la mélodie et le rythme. Et puis, il m'a permis à moi de me rendre compte que j'étais un être humain normal puisque je n'étais pas le seul à ne pas comprendre ce qu'il faisait !". Né à Rocky Mount en Caroline du Nord le 10 octobre 1917, Thelonious Sphere Monk grandit à Manhattan où sa famille s'installe en 1922. Il commence à jouer du piano à 6 ans et bien qu'il ait pris quelques cours, il est considéré comme un autodidacte. Il suit des cours à la Stuyvesant High School mais n'obtient pas son diplôme. Travaillant comme musicien de jazz dans un club de Harlem, il attire les grandes pointures de l'époque à l'image de Dizzy Gillepsie, Bud Powell ou Charlie Parker. Après un premier enregistrement en 1944 avec le quartet Coleman Hawkins, il enregistre à nouveau en 1947 mais cette fois sous son nom. Durant les années 1950, il compose, enregistre, joue dans les théâtres et multiplie les collaborations avec notamment Sonny Rollins, Art Blackey ou Miles Davis. En 1954, il débarque à Paris où il fait la connaissance de la baronne Pannonica de Koenigswarter avec qui il se liera d'une grande amitié et chez qui il mourra en 1982. Bien que reconnu par les milieux du jazz, Monk ne vendra pas beaucoup d'albums, son style étant considéré comme peu accessible au large public. Après son décès d'une attaque cérébrale, survenu le 17 février 1982 dans le New Jersey, sa musique est redécouverte. Aujourd'hui, avec Miles Davis ou John Coltrane, Monk est considéré comme une figure majeure du jazz et quelques-unes de ses compositions sont devenues de véritables standards comme Round Midnight, Straight, No Chaser, Blue Monk, Ask me Now, Well You Needn't, Monk's Dream...