Aujourd'hui, on ne parle plus de ces groupes de jeunes chanteurs amateurs des nuits de Ramadhan, parce que déjà rangés dans la catégorie des personnages oubliés bien qu'ils aient eu un rôle important à une époque donnée de notre histoire. En fait, ils n'étaient que des bénévoles au service d'une bonne cause : apporter du réconfort à tous ceux qui se morfondaient dans la monotonie d'un monde sans perspective culturelle. On peut les comparer à ceux qui, par leur générosité et leur esprit de sacrifice ont créé des restaurants du cœur aux sans domicile, démunis de toutes sortes pour leur offrir le f'tour au quotidien. Ceux dont nous voulons vous parler sont d'abord des musiciens bénévoles qui ont, au fil des générations, apporté la joie de vivre, la détente à ceux qui en avaient besoin. Les derniers dont les plus vieux se souviennent bien remontent à la première décennie de l'indépendance. Après un arrêt forcé des sept ans et demi de guerre de libération, les groupes se sont reconstitués pour offrir des spectacles en plein air et gratuits. Voix musicales, flûte en roseau, tambour en peau de chèvre bien tendue suffisaient amplement pour drainer des centaines de jeunes assoiffés de réconfort et de gaieté. Ces jeunes bénévoles de la chanson avaient aussi la particularité d'être itinérants car leur souci majeur étaient de faire profiter tous les habitants d'une cité urbaine, d'un village dont ils parcouraient les rues et places publiques au son de leurs instruments traditionnels. A une époque où, pour s'éclairer la nuit, on se contentait d'allumer comme une torche une vieille semelle en caoutchouc, les jeunes étaient mieux organisés et avec des moyens de fortune. Il existait entre eux une véritable solidarité qui les poussait à rivaliser d'ardeur et à se relayer dans toutes sortes d'activités d'intérêt collectif, comme la musique, les sketches. Et dans un élan de solidarité, ils se portaient volontaires pour animer les nuits de Ramadhan par des chants accompagnés de musique instrumentale. C'est pourquoi, les gens attendaient le mois de Ramadhan avec impatience pour les voir de nouveau à l'œuvre. Chaque jour, hiver comme été, on faisait l'effort de jeûner pour être comblés la nuit. Dans les pays coupés du reste du monde, parce que sans presse sans radio, sans électricité, ces groupes se constituaient spontanément pour apporter des moments de bonheur. Ils jouaient de leurs instruments sans avoir eu de professeur de musique. L'apprentissage se faisait par transmission d'une génération à l'autre. Avec le modernisme, la dégradation C'est surtout la télévision qui a ouvert les portes non pas au savoir, mais à des modèles appauvrissants. Jamais on n'a songé à offrir des programmes enrichissants. Mis à part quelques reportages diffusés parcimonieusement, tout le reste n'a apporté que l'abrutissement ayant entraîné une grave dépersonnalisation et une méconnaissance totale des repères identitaires. Les jeunes consommaient sans retenue tout ce qui leur vient par les canaux de télévision et de l'Internet sans avoir été préparés à la sélection, à l'analyse critique et à la production personnalisée. Au lieu de penser à lancer une bouée de sauvetage en venant en aide à tous ceux qui se trouvent dans le besoin, ils rêvent d'aller en Europe, au Canada, croyant y trouver un paradis sur Terre. L'esprit d'inventivité qui a permis aux jeunes d'antan de créer des groupes musicaux pour apporter du plaisir, de s'organiser pour lutter contre la monotonie d'un vide culturel, a aussi disparu. Elèves des écoles coraniques On les désigne par ce nom collectif de «tolba», ensemble de jeunes qui avaient opté pour l'apprentissage du Coran dans des écoles dites coraniques. Contrairement à ce que l'on peut penser, le maître devait être quelqu'un de très pieux, dévoué pour une cause sacrée. Il se donnait pleinement pour assurer les meilleures conditions possibles d'apprentissage du Coran et une bonne éducation. Quiconque parmi les élèves avait fauté, recevait une falaqa, coups de bâton sur la plante des pieds. Le nombre de coups variait selon la gravité de la faute. Les parents de l'époque appréciaient fortement ce genre de punition qui donnait une jeunesse équilibrée, respectueuse des valeurs morales et de tous les impératifs d'une société attachée aux traditions. A titre indicatif, la plupart de ceux qui sont passés par l'école coranique sont devenus des sommités comme avocats, professeurs, médecins. Ibn Sina, Ibn Khaldoun et que d'autres de grande envergure comme Mohamed Arkoun ont fréquenté les écoles coraniques qui leur ont donné l'élan pour faire de hautes études. Au lieu de tarbiya islamiya, on aurait fait le bonheur de nos jeunes si, depuis 1962, on leur avait fait suivre l'enseignement des écoles coraniques, en parallèle avec les écoles publiques ou modernes. Revenons aux écoles coraniques qui existaient dans toutes les casbahs des vieilles villes comme Alger, Constantine ainsi que dans toutes les cités urbaines et villages marqués par la tradition, pour dire que le cheikh ou maître jouissait d'une grande considération auprès des populations. Ayant assuré l'enseignement mais surtout une bonne éducation, il venait parfois de loin et n'avait de salaire que ce qu'on lui donnait. Lui et sa famille laissée au bled, sont entretenus par le paiement de la sadaqa, participation ou cotisation de chaque famille qui avait un enfant à l'école. Ces familles lui assuraient aussi, à tour de rôle, les repas quotidiens et l'habillement. Mais nous sommes à une époque où, malgré le dénuement, chacun était prêt à apporter café, manger et tout ce qu'il fallait pour faire vivre l'honorable maître d'école qui assumait aussi et parfaitement ses attributions éducatives. Aussi, à l'approche de l'Aïd, les élèves se déplaçaient partout où ils pouvaient pour recueillir des dons en espèces ou en nature au profit de leur maître. Ils lui apportaient céréales, semoule, huile, légumes secs, argent et ce, chaque jour, jusqu'à la veille de l'Aïd. Le maître devait rentrer chez lui et chargé de ces bien destinés à faire vivre sa famille en son absence. La tradition voulait que ces jeunes élèves ne rentrent pas dans les maisons mais que le don de chaque famille leur fût apporté jusqu'au seuil de la porte d'où ils avaient signalé leur arrivée par des chants rituels. Que chacun en tire une conclusion.