Ces dernières années, trois films évoquant Joy Division sont sortis : 24 Hour Party People de Michael Winterbottom (2002), Control d'Anton Corbijn (2007) et le documentaire Joy Division de Grant Gee, visible ces jours-ci. Le groupe culte serait-il devenu bankable ? Il faut plutôt y voir la preuve de sa perpétuelle modernité. Avant de devenir une bête de studio, Joy Division (Ian Curtis au chant, Stephen Morris à la batterie, le bassiste Peter Hook et le guitariste Bernard Sumner) était un groupe de rock formé à Manchester, en 1977, et auteur de deux albums : Unknown Pleasures, en 1979, et Closer un an plus tard. Seul le premier a été publié du vivant du chanteur, qui s'est suicidé en mai 1980. Et n'en déplaise aux amateurs de Closer, un disque trop singulier pour servir de modèle, c'est Unknown Pleasure qui a tout changé. Post-punk, mode d'emploi Unknown Pleasures s'ouvre sur un riff de guitare sec et répétitif, joué sur deux notes – celui de Disorder. Puis la batterie rentre, sèche, mécanique, presque inhumaine. Pas de doute, le punk et son urgence minimaliste sont passés par là. Une nouvelle conception du rock qui met aussi en valeur Peter Hook, le bassiste. Il suffit d'écouter She's Lost Control pour s'en rendre compte : la chanson repose tout entière sur son jeu très mélodique. Une révolution quand on sait que dans les 70's, les bassistes étaient presque toujours relégués dans l'ombre du guitar-hero, ce type un peu lourdaud aux solos interminables... C'est le punk qui a rendu son importance à la basse, à travers les icônes Gaye Advert (The Adverts), Paul Simonon (The Clash), Jah Wobble (Public Image Ltd) ou Sid Vicious (The Sex Pistols). Ce même Sid Vicious dont la mort, le 2 février 1979, symbolise la fin du mouvement. Unknown Pleasures sort quatre mois plus tard… Héritier direct du punk, ce disque est surtout l'un des premiers à entamer la reconstruction de ce que sera le rock «après». Contrairement aux premiers enregistrements du quatuor, Ian Curtis n'y hurle jamais : sur Insight, il tente au contraire de donner une ampleur apaisée à sa voix grave. La lenteur et l'atmosphère oppressante de New Dawn Fade et Day of the Lords semblent étouffer les derniers spasmes de violence punk pour en donner une interprétation personnelle, intime et durable. C'est ça, le post-punk. The Cure en attisera les flammes, les gothiques en donneront une version surjouée et même U2, un groupe nettement plus positif, recyclera nombre de riffs de Bernard Sumner. Interpol, The Rakes et Bloc Party tentent aujourd'hui de prolonger la filiation. Comment ne pas mentionner également New Order ? Composé des anciens membres de Joy Division, le «Nouvel Ordre» est devenu l'un des groupes les plus influents et les plus populaires des années 1980 grâce à une recette simple : habiller les climats et les rythmes «carrés» des chansons d'Unknown Pleasures avec les sonorités synthétiques de la house. L'ombre de Martin Hannett Par quel miracle un album imité par autant d'artistes est-il resté si original ? Son secret, c'est le son. Dans le film de Michael Winterbottom 24 Hours Party People, on assiste à la rencontre entre Tony Wilson, le fondateur du label Factory, et Martin Hannett, qui produira toute l'oeuvre de Joy Division. On y voit ce dernier au sommet d'une colline, micro tendu, en train d'«enregistrer le silence». Unknown Pleasure, c'est exactement la même chose. En soumettant le quatuor à ses méthodes improbables (Stephen Morris a dû enregistrer ses parties de batterie sur le toit du studio ou dans une crypte en plâtre !), Hannett est parvenu à créer un son lointain, décomposé, presque silencieux mais qu'on croirait pouvoir toucher. Une intensité renforcée par les bruitages urbains intégrés à certains morceaux : du verre brisé dans I Remember Nothing, une porte d'ascenseur qui grince au début de Insight… «Je voulais recréer l'obscurité, le vide, la peur de la nuit», expliquera le producteur. S'il ne respirait cet air vicié, Unknown Pleasures ne serait qu'un honnête album post-punk. Martin Hannett en a fait un chef-d'œuvre. Et si le vrai génie de l'histoire, c'était lui ? Une esthétique antiesthétique Avant même d'écouter Unknown Pleasures, on est intrigué par sa pochette. Est-ce un encéphalogramme ? Une chaîne de montagnes ? Selon Peter Saville, designer officiel du label Factory et concepteur du visuel, il s'agit de la transcription graphique d'une explosion d'étoile. Ce qui n'a pas grande importance en soi : ce sont surtout la froideur hypnotique et la totale illisibilité de ce diagramme qui fascinent. En une image, Joy Division tire un trait sur trente ans de rock'n'roll au cours desquels les pochettes de disques consistaient soit en une mise en scène narcissique des musiciens, soit en des délires tape-à-l'œil : In Rock de Deep Purple ou Bat out of Hell de Meat Loaf illustrent cette démesure. En réaction à la starification outrancière des pop stars dans les années 1970, les post-punks choisiront de ne jamais se montrer. La couverture de Three Imaginary Boys des Cure (un frigo, un aspirateur et un abat-jour) ou celle, carrément inexistante, de Metal Box de Public Image Ltd traduisent cette nouvelle esthétique, sobre, dure et anguleuse. Les membres de Joy Division la cultiveront en ne diffusant que très peu de photos et en apparaissant sur scène vêtus comme Monsieur Tout-le-monde. Depuis, grâce à eux, plus personne n'ose faire de concerts déguisé en renard, comme Peter Gabriel à ses débuts… Un groupe, un label, une ville C'est en l'insultant dans un club où Joy Division doit jouer le soir-même que Ian Curtis fait la connaissance de Tony Wilson. Le chanteur reproche à celui qui présente alors l'émission de divertissements So it Goes sur une chaîne régionale de ne jamais avoir invité son groupe. Une erreur vite réparée : séduit par le concert, Tony Wilson engage aussitôt Joy Division et fonde le label Factory Records. Une entreprise hasardeuse qui accouchera, grâce au succès de New Order et des Happy Mondays, ces chômeurs magnifiques, du plus gros label indépendant anglais de la décennie. Plus de quinze ans après la faillite de Factory, le prestige de la maison de disques continue d'inspirer les cinéastes : le génial 24 Hour Party People en retrace toute l'histoire et rend parfaitement compte de la vigueur de la scène locale au début des années 1980. Si Manchester avait déjà offert au rock quelques groupes marquants (The Hollies ou les Buzzcocks), c'est dans le sillage de Factory et de Joy Division qu'elle prendra pour de bon son envol. New Order, The Fall, Happy Mondays, The Smiths, Stones Roses et Oasis ont régné sur les années 1980 et 1990. Tous n'appartiennent pas à l'écurie Factory, mais tous ont été élevés au son d'Unknown Pleasures et au «mancunisme» du label, dont la réussite avec des groupes du cru lui valut de devenir une fierté locale, presque un argument identitaire contre l'hégémonie londonienne. Leur musique - fut-elle sinistre (Durutti Column) ou d'un hédonisme enragé (la scène «Madchester») - puise sa raison d'être dans la poussière de cette ville industrielle du nord de l'Angleterre. Manchester et ses usines délabrées, ses immeubles gris devant lesquels les membres de «Joy Div» prennent la pose sur les rares clichés du groupe dont on dispose. Manchester, dont l'auteur de ces fameuses photos, un certain Anton Corbijn, se servira de toile de fond pour son film Control. Manchester, enfin, au sujet de laquelle Bernard Sumner évoquait en 1981 «une atmosphère hantée, froide et anonyme. On peut y sentir le diable.» Une description qui colle tout à fait à Unknown Pleasures. Au-delà de ses innovations, cet album est le reflet d'une ville à l'agonie qui allait devenir, après le passage de Joy Division, le nouveau centre du monde musical.