Cependant, malgré leur intérêt considérable sur le plan théorique, ces travaux ne sont encore que d'une aide limitée sur le plan pratique, parce qu'ils continuent d'associer le début du nouveau mois à l'observation mensuelle de la nouvelle lune, une démarche qui ne permet pas d'établir des calendriers annuels à l'avance. Le 'alem et le calendrier Dans l'Arabie préislamique, les bédouins étaient habitués à observer la position des étoiles de nuit pour se guider dans leurs déplacements à travers le désert et à observer l'apparition de la nouvelle lune pour connaître le début des mois. Quand les fidèles interrogèrent le Prophète sur la procédure à suivre pour déterminer le début et la fin du mois de ramadan, il leur recommanda de commencer le jeûne avec l'observation de la naissance de la nouvelle lune (au soir du 29e jour du mois) et d'arrêter le jeûne avec la naissance de la nouvelle lune (du mois de shawal). « Si le croissant n'est pas visible (à cause des nuages) comptez jusqu'à trente jours», leur avait-il dit La recommandation confortait dans ses habitudes ancestrales une communauté qui ne savait ni écrire ni compter et qui n'avait pas d'accès, de toutes les façons, à d'autres méthodes de suivi des mois. A l'époque de la Révélation (VIIe s. ap. J.C.), les données astronomiques n'étaient pas communément disponibles pour être utilisées par la population de manière pratique, en tous lieux, comme c'est le cas aujourd'hui. Les Arabes utilisaient, avant la Révélation, un calendrier lunaire basé sur une année de douze mois. Mais ils avaient pris l'habitude, depuis l'an 412, de leur adjoindre un treizième mois mobile, dont le concept avait été emprunté au calendrier israélite, dans le but de faire correspondre le mois du hadj à la saison d'automne. Ces ajustements ayant fait l'objet de grands abus, le Coran les a réprimés en fixant à douze le nombre de mois d'une année et en interdisant l'intercalation du treizième mois. Mais il ne fournit aucune autre indication d'ordre méthodologique concernant la confection du calendrier lunaire et ne fait aucune référence au calcul astronomique. Le Coran n'interdit pas, par conséquent, l'usage du calcul astronomique. Néanmoins, le consensus des oulémas s'est solidement forgé, pendant quatorze siècles, autour du rejet du calcul, à part quelques juristes isolés, dans les premiers siècles de l'ère islamique, qui prônèrent l'utilisation du calcul pour déterminer le début des mois lunaires. Sur le plan institutionnel, seule la dynastie chiite des Fatimides en Egypte a utilisé un calendrier basé sur le calcul, entre les Xe et XIIe siècles, avant qu'il ne tombe dans l'oubli à la suite d'un changement de régime. L'argument majeur utilisé pour justifier cette situation se fonde sur le postulat des oulémas selon lequel il ne faut pas aller à l'encontre d'une prescription du Prophète. Ils estiment qu'il est illicite de recourir au calcul pour déterminer le début des mois lunaires du moment que le Prophète a recommandé la procédure d'observation visuelle. De nombreux oulémas soulignent, en plus, que le calendrier basé sur le calcul décompte les jours du nouveau mois à partir de la conjonction, laquelle précède d'un jour ou deux l'observation visuelle de la nouvelle lune. S'il était utilisé, le calendrier basé sur le calcul ferait commencer et s'achever le mois de ramadan et célébrer toutes les fêtes et occasions religieuses en avance d'un jour ou deux par rapport aux dates qui découlent de l'application du hadith du Prophète, ce qui ne serait pas acceptable du point de vue de la charia. Cependant, ce dernier argument ne résiste pas à l'analyse. De nombreuses études réalisées par des astronomes musulmans au cours des dernières années démontrent que les mois décrétés dans les pays islamiques sur une période de plusieurs décennies débutaient en des jours différents dans différents pays . Aïd al-mawlid ennabawi (anniversaire de la naissance du Prophète) ou Laylat al-qadr (nuit du destin) sont ainsi célébrés en des jours différents dans différents pays musulmans, parfois avec un écart de deux ou même trois jours. Ces dates sont le plus souvent erronées pour des raisons diverses. En conséquence, l'argument de précision des mois basés sur l'observation de la nouvelle lune ne peut être retenu. De fait, depuis le début du XXe s., quelques penseurs islamiques et une poignée d'oulémas de renom remettent en cause les arguments en faveur de la méthode d'observation de la nouvelle lune pour la détermination du début des mois lunaires. A leur avis, le Prophète a simplement recommandé aux fidèles une procédure d'observation de la nouvelle lune pour déterminer le début d'un mois nouveau. Les bédouins étant habitués à se baser sur la position des étoiles pour se guider dans leurs déplacements à travers le désert et pour connaître le début des mois, le Prophète n'avait fait que les conforter dans leurs pratiques ancestrales. L'observation du croissant n'était qu'un simple moyen et non pas une fin en soi, un acte d'adoration (‘ibada). Le hadith relatif à l'observation n'établissait donc pas une règle immuable, pas plus qu'il n'interdisait l'utilisation du calendrier astronomique. D'ailleurs, d'après un consensus des juristes, le hadith du Prophète sur cette question ne préconise pas une observation visuelle de la nouvelle lune par chacun des fidèles, avant de commencer le jeûne du ramadan par exemple, mais simplement l'acquisition de l'information que le mois a débuté, selon des sources fiables, telles que les chefs de la communauté, les autorités du pays... Cette dernière interprétation ouvre de toutes autres perspectives dans la discussion de cette question. (Suite et fin) Khalid Chraïbi