C'était la période de la guerre de Sécession, aux Etats-Unis d'Amérique entre les Etats du Nord et ceux du Sud, l'incompréhension ne cessant, en effet, de grandir. La question de l'esclavage En effet, très industrialisés et tournés vers le marché intérieur, les premiers sont d'ardents défenseurs du protectionnisme, seul moyen à leurs yeux d'éviter l'entrée massive de produits manufacturés en provenance d'Europe. Rien de tel dans les Etats du Sud, dont l'économie repose essentiellement sur le coton. Exportant leur production dans toute l'Europe et y achetant les produits dont ils ont besoin, ils sont, pour leur part, partisans du libre-échange. La question de l'esclavage, aboli dans les Etats du Nord, l'exploitation de la main-d'œuvre servile constituaient l'un des piliers de l'économie des Etats du Sud. La grande Conquête de l'Ouest et l'incorporation de nouveaux territoires au sein des Etats-Unis alimentaient le débat suivant : les nouveaux Etats seront-ils, ou non, esclavagistes ? Les Etats-Unis s'acheminaient peu à peu vers la sécession pure et simple des Etats du Sud, hostiles à toute remise en cause de leur modèle économique. Le poids du coton durant la guerre civile américaine (1861-1865) Vers 1860, le coton assurait 60 % des exportations totales des Etats-Unis, générant un revenu annuel de 300 millions de dollars. Une gigantesque rente qui fait vivre une douzaine d'Etats du Sud. Car, depuis le XVIIe siècle, le coton -- connu depuis des millénaires en Mésopotamie, en Inde, en Egypte ou en Amérique latine -- a commencé d'être cultivé dans les colonies anglaises d'Amérique du Nord. Mais pendant près de deux siècles, la production est restée faible et limitée au marché américain. Au XVIIIe siècle, l'essentiel du coton utilisé en Europe venait d'Inde, «chasse gardée» de la Grande-Bretagne, et plus particulièrement de la toute-puissante Compagnie Anglaise des Indes Orientales. Les Anglais avaient cantonné l'Inde dans la fourniture de fibres de coton, se réservant pour eux-mêmes la fabrication des articles textiles finis. Le coton indien constituait l'un des moteurs de la révolution industrielle anglaise avec deux principaux centres de l'industrie cotonnière : Liverpool et Manchester. Stimulé par l'augmentation continuelle de la demande le secteur se mécanise rapidement et de nombreuses innovations voient le jour en Grande-Bretagne comme la machine à filer à roues (1738). En 1769, c'est au tour de la machine à filer le coton utilisant la force hydraulique. En 1779, un ouvrier fileur perfectionne le procédé et confectionne une machine capable de filer 1 000 fils d'un même mouvement. En réduisant le recours à la main-d'œuvre, la mécanisation du filage entraîne une baisse sensible du prix des articles textiles, leur ouvrant ainsi de nouveaux débouchés et donne le coup d'envoi à l'industrialisation massive du secteur. S'amorce ainsi un transfert de la production textile des petites entreprises familiales vers les manufactures modernes. Les Etats-Unis, premiers producteurs mondiaux de coton Vers 1830, le marché du coton était à son apogée. C'est alors que se produit un déplacement majeur des zones de production de l'Inde vers les Etats-Unis. Depuis quelque temps, ce dernier pays ne parvenait plus à répondre aux besoins croissants de l'industrie manufacturière anglaise. Grevés par les frais de transport, les prix du coton indiens ne cessent d'augmenter, pesant à terme sur la rentabilité du secteur et poussant, alors, les industriels anglais à se tourner vers les Etats-Unis. Le coton y était non seulement d'excellente qualité, mais son coût également très bas, grâce au recours massif à la main-d'œuvre noire servile. A partir de cette date, les Etats-Unis deviennent le premier producteur mondial de coton (et le sont toujours). Concentrée dans les Etats du Sud, la production de coton explose littéralement entre 1830 et 1850 ! ·A la veille de la guerre de Sécession, la production totale des Etats du Sud dépassait 5 millions de balles ! 65 pour cent étaient destinés à la Grande-Bretagne, l'«atelier du monde» mais le reste de l'Europe s'approvisionnait en coton américain (Belgique, Italie, Espagne, France et jusqu'en Russie), et des centaines de milliers de personnes vivent des précieuses fibres. On avait dit, à l'époque, du coton qu'il était bien le nerf de la guerre du commerce mondial. Mais, lorsque la guerre éclata entre les Etats du Sud et ceux du Sud, chaque partie avait un objectif : exacerber les tensions sociales en Angleterre afin de pousser celle-ci à entrer en guerre contre le Nord (les Confédérés). Mais Londres choisit de rester neutre. L'Angleterre avait d'autant moins de raisons de prendre parti pour le Sud qu'elle entretenait de fructueuses relations commerciales avec le Nord dont les grandes villes surpeuplées constituent un débouché important pour ses produits manufacturés et d'où provient une bonne partie de son blé. Si les industriels du textile étaient favorables à une intervention aux côtés du Sud, les capitalistes et les grands banquiers anglais, qui ont beaucoup investi outre-Atlantique, y étaient farouchement hostiles et, au final, l'emportèrent. Beaucoup plus efficace, en revanche, s'avère le blocus économique des ports confédérés mis en place dès le début du conflit par les Nordistes. Il provoquait un effondrement des exportations de coton du Sud. C'est alors que la «famine du coton» frappe véritablement l'Europe. Entre 1861 et 1863, au plus fort du blocus, les arrivages de coton chutant de près de 75 %, entraînant la fermeture de beaucoup filatures et le chômage de milliers d'ouvriers. Plusieurs émeutes ouvrières éclatèrent dans les cités industrielles européennes (surtout en Grande-Bretagne). Véritable désastre social et économique, la famine du coton coûta près de 30 millions de livres aux industriels anglais du textile. La «pénurie de coton» et ses conséquences L'interruption des arrivages de coton en provenance des Etats-Unis provoqua un nouveau déplacement des zones de production. Vers l'Inde d'abord, dont les exportations vers l'Europe passent de 560 000 balles environ en 1861 à plus de 11 millions en 1865 ! Quatre ans durant, Bombay devient ainsi la plaque tournante du coton mondial. Sensiblement plus cher que le coton américain, le coton indien faisait la fortune des producteurs locaux et des très nombreux intermédiaires -- Indiens et Anglais -- qui gravitaient autour du secteur. Mais l'Inde n'était pas la seule à profiter de la «famine du coton». Un autre pays voyait, également, sa production s'envoler : l'Egypte. Depuis le début des années 1820, le coton avait pris une importance croissante dans l'économie du pays. Comme en Inde, c'est la guerre du Sécession qui donna le coup d'envoi au boom du coton égyptien. Entre 1861 et 1864, les exportations passèrent de 10 à 56 millions de dollars tandis que les surfaces cultivées, mises en valeur avec l'aide de capitaux européens, sont multipliées par quatre. Mais la fête ne devait durer qu'un temps En 1865, la guerre de Sécession s'achève. Vaincus, les Etats du Sud doivent renoncer à l'esclavage. A Manchester, à Liverpool et dans les grandes villes d'Europe, les industriels ont vite fait leurs comptes : même sans la main-d'œuvre servile, le coton américain restera rentable. Beaucoup d'anciens esclaves avaient, en effet, choisi de demeurer sur les plantations de leurs anciens maîtres, acceptant de travailler pour des salaires très peu élevés. Surtout, sur presque tous les domaines, la mécanisation avait commencé de remplacer le travail de l'homme, améliorant de manière spectaculaire la productivité du coton américain. Dès la fin de l'année 1865, les Etats du Sud redeviennent les principaux fournisseurs de l'industrie textile européenne, provoquant l'éclatement des «bulles du coton» en Inde et en Egypte. En Inde, les premières faillites de maisons de négoce, privées de commandes, se produisent dès le mois de mai 1865, soit un mois seulement après la reddition du Sud ! Au même moment, les capitaux européens se retirent massivement d'Egypte. Très endetté, le pays commence sa longue descente aux enfers, qui se soldera par la banqueroute de 1876 et l'annexion de fait par les Anglais un peu plus tard.