La peine de mort a été, est et sera toujours d'actualité tant que la justice des hommes existera. Aussi en tant qu'ancien magistrat, qui est devenu un farouche adversaire de la peine de mort, après avoir requis une peine capitale et assisté à deux exécutions, il y a une quarantaine d'années, pour des crimes de droit commun, je me permets d'apporter ma modeste contribution à ce débat sur la peine de mort en ma qualité non seulement de praticien du droit mais aussi d'être humain avec ses défauts et ses faiblesses. Certes, la peine de mort est inhumaine, mais d'où vient que son mal nous offense autant qu'un assassinat ? Est-ce cette froideur du juge qui prononce la sentence et qui va retrouver sa chère famille, le devoir accompli, sans se soucier une seule seconde que ce condamné a peut-être lui aussi une maman, une femme ou des enfants qui le pleurent ? Est-ce cette préparation du châtiment, c'est-à-dire ce réveil à l'aube du condamné à qui on offre une dernière cigarette qui rappelle le baiser de Judas ? Est-ce ses dernières volontés qu'on lui réclame ou plutôt qu'on veut les lui arracher du fond de ses entrailles comme si nous étions en quête d'une bonne conscience ? Ou bien cette difficulté de faire une différence entre un homme qui, dans un moment de colère, de folie passagère ou de misère intellectuelle et sociale, tue et une justice qui, froidement, tranquillement prépare dans le temps et dans l'espace l'exécution d'un être humain, fût-il un criminel ? En suivant ce raisonnement, on pourrait conclure que ce qui nous punit, en tant que praticiens de droit (1), c'est cette forme sacramentelle, ce cérémonial, ce sinistre folklore avec tout son aréopage de personnalités qui consiste à réveiller à l'aube le condamné, de l'emmener de sa cellule au poteau d'exécution et dont votre serviteur en a fait à deux reprises la triste expérience en qualité de magistrat, il y a une quarantaine d'années. Pour ma part, en tant qu'être humain avec ses défauts et ses faiblesses, je suis contre la peine de mort, non pas parce que je préfère souffrir que de mourir, mais parce que je vois encore ce condamné pieds et mains liés attaché au poteau d'exécution qui vous demande de lui ôter le bandeau des yeux pour regarder une dernière fois la vie et que, par manque de courage ou par lâcheté, vous faites semblant de ne pas l'entendre parce que vous avez peur que ce regard vous marque à jamais. Je suis contre la peine de mort, parce que j'entends encore le cri de l'enfant en danger qui appelle sa maman au secours ; cri repris par l'adulte, au seuil de la mort, dans un hurlement de bête humaine qui vous glace les os et dont seule une mère peut en apprécier sa portée, c'est «Aa ma kheiti» (maman chérie). Je suis contre la peine de mort, parce que je vois encore ce chef de peloton, arme au poing, s'avançant comme un seigneur pour donner le coup de grâce ; manque de chance pour lui, il ne fait que fracasser la mâchoire du condamné. Je suis contre la peine de mort, quand j'entends ce médecin, révolté devant les gémissements du condamné agonisant, s'écrier avec rage à l'égard du chef du peloton: «Ou mazal hai ?» (il est encore en vie ?). C'est au moment où le chef du peloton, arme au poing, tremblant se retourne vers le médecin en le suppliant: «Que dois-je faire ?» et ce dernier qui s'écrie en reculant: «Mais vous êtes devenu fou, vous voulez me tuer ? Otez votre arme de là et visez le cœur», que j'ai réalisé que nous sommes tous des assassins. Car en chaque individu sommeille un criminel qui n'attend que le moment propice pour se manifester ; une société n'a que les criminels qu'elle mérite, c'est elle qui les enfante par son individualisme, son égoïsme. Il n'est pas de criminel né. Non, la peine de mort n'est pas un acte de justice, c'est un acte de vengeance qui remonte à l'antiquité. Nous sommes au siècle des lumières, de l'humanisme et des droits de l'homme. Nous savons que le droit de l'homme le plus sacré c'est le droit à la vie. La peine de mort n'a aucun effet dissuasif, elle n'est même pas intimidante et les statistiques sont là qui démontrent que les pays qui ont aboli la peine de mort ont vu leur criminalité stagner. La peine de mort, c'est l'irréparable : imaginez un innocent condamné à mort. C'est horrible, l'exemple nous vient des Etats-Unis d'Amérique où trois condamnés à mort, qui végétaient pendant des années dans le couloir de la mort, ont été remis en liberté par suite des progrès de la science qui a fait que leur ADN ne correspondait pas à celui du criminel. Du coup, ce gouverneur a suspendu toutes les exécutions. Cette sentence est terrible, elle est inhumaine : imaginez le calvaire de ce condamné qui, dans sa cellule, se prépare chaque jour dès le coucher du soleil, à affronter la mort. Vous vous rendez compte de cette souffrance, de cette torture morale, de cette angoisse qui saisit en pareilles circonstances l'individu et qui détruit non seulement l'esprit mais même le corps. Il suffit que votre médecin vous dise «vos jours son comptés» pour que vous perdiez votre sommeil et peut-être la raison. Aussi la peine capitale n'a pas sa raison d'être. Nous sommes au 21e siècle. Notre pays a adhéré à tous les traités internationaux portant sur les droits de l'homme. Depuis 1993, il observe un moratoire sur l'exécution de la peine capitale. Ce moratoire est un message destiné à ceux qui sont censés représenter la société (2) afin de prendre leur responsabilité en se prononçant sur l'abolition de cette sentence qui touche cette frange de la société que la vie n'a pas gâtée et qui s'est retrouvée rejetée, livrée à elle-même sans aucun secours. «La société est un bouillon de culture et le criminel est un microbe, lorsque ce bouillon de culture vient à fermenter, le criminel se manifeste», Lambroso, le père de la criminologie. ------------------------------------------------------------------------ (1): Juristes, magistrats, avocats (2): Parlementaires *Avocat *Ancien magistrat