Aujourd'hui, les cimetières sont devenus des lieux de rencontre pour les vivants: «Ici, on lève les morts comme on lève une séance, et les gens, après quelques furtifs moments de frayeur et de recueillement, repartent très vite à leurs occupations plus terre à terre ; c'est là le propre de l'homme oublieux par nature». «J'ai les larmes aux yeux, j'ai rencontré des amis, des frères en vérité, que je n'ai pas vus depuis 35 ans, rendez-vous compte !», s'émouvait vendredi dernier au nouveau cimetière de Tiaret un fils de chahid, parti très jeune exercer son métier de médecin en France. A ses côtés, des groupuscules compacts de tempes grises, venus dire adieu à deux enfants dignes de l'antique Tihert: le moudjahid Ammi Ahmed et Nacer, un jeune homme respirant la santé mais soudainement ravi à l'affection des siens. Au beau milieu de la grande placette à l'entrée du cimetière, des anonymes, comme perdus au milieu d'une grosse foule, tentent de reconnaître qui un visage familier, qui une silhouette, qui un ami perdu de vue depuis des lustres... Aspirés par les conjonctures d'une vie qui ne laisse guère le temps de souffler ni même de penser aux autres, des habitudes ancestrales se perdent pour laisser place à des maladies dites des «temps modernes, à l'exemple de la tension artérielle et du diabète qui font un ravage en silence», susurre un homme d'un certain âge dans l'oreille de son ami. «Nous habitons le même quartier et pourtant ça fait au moins deux mois qu'on s'est pas vus, ni même croisés dans la rue, on dirait qu'on vit dans deux mondes différents», s'exclame Khaled, tombé dans les bras de son voisin, comme pour s'excuser d'une faute honteuse. Aujourd'hui, les cimetières sont devenus des lieux de rencontre pour les vivants: «Ici, on lève les morts comme on lève une séance, et les gens, après quelques furtifs moment de frayeur et de recueillement, repartent très vite à leurs occupations plus terre à terre, c'est le propre de l'homme oublieux par nature», commente en philosophe Kaddour, qui s'amuse à compter le nombre de ses connaissances disparues depuis le début de l'année. «La mort s'invite plus souvent chez les vivants, comparé à un temps passé où la vie était plus appréciée et croquée à pleines dents, même dans le dénuement le plus total», se risque à murmurer Mostefa qui s'inquiète pour son fils qui doit se faire opérer d'une appendicite la semaine prochaine. Souvent même, l'occasion est propice dans les allées silencieuses des cimetières pour des (ré)conciliations entre des hommes fâchés depuis trop longtemps, comme «déboussolés» par une vie qui ne laisse plus de place aux effusions de sentiments. D'autres, toute honte bue, trouvent même le moyen de «régler leurs affaires» «chahutant» les imprécations et autres prières des gens, réunis autour des tombes de leurs disparus. «On dirait que la faucheuse est une affaire qui ne les intéresse pas», décoche, la rage dans la voix, Ammi Med, l'un des rares centenaires à se porter encore comme un charme. «Des gens qui ne se voient pas pendant des semaines, voire des mois, se rencontrent dans ce point de chute pour tous qui est le cimetière», reconnaît de son côté Bouabdellah, un entrepreneur local, qui s'interroge les yeux embués, pourquoi les vivants doivent se rencontrer à chaque fois qu'ils doivent dire adieu à l'un des leurs. «Une question qui frise le métaphysique», lui répond du tac au tac son compagnon, qui s'impatiente pour sortir dehors griller une cigarette. Vendredi dernier, lors de l'enterrement de deux enfants de l'antique Tihert, feu Dahmani Ahmed et Fahci Nacer, des gens se sont rencontrés après s'être perdus de vue depuis plus de quarante ans. Rien que ça ! C'est le cas de ces enfants de chouhada, venus de partout assister à l'enterrement de celui qui fut leur premier directeur à l'aube de l'indépendance jusqu'au début des années soixante-dix. D'autres, ayant quitté Tiaret pour des impératifs professionnels pour la plupart, reviennent à leur ville natale pour jeter un regard nostalgique sur les lieux, ne manquant pas d'embrasser la première «tête» à portée de bouche... Dans les domiciles mortuaires, la foule est immense et les palabres interminables. Une semaine durant, c'est la tradition ici, les vivants se rencontrent chez les familles des morts pour se tailler des brins de causette autour d'un «tâam bel mergua», d'un café ou d'un thé brûlant. Ils ne se reverront plus jusqu'au prochain enterrement... «On dirait que nous sommes tous devenus des croque-morts», ironise avec une voix enrouée le plus ancien barbier de tout Tiaret. Autres temps, autres moeurs, autres gens...!