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Cinquante ans après sa mort: Albert Camus, l'étranger ?
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 28 - 12 - 2009

Depuis sa mort dans un accident de voiture le 4 janvier 1960, l'oeuvre de l'écrivain n'a pas perdu une once de sa pertinence. Relecture à la lumière de l'Algérie actuelle.
Dans ses romans les plus remarquables - L'Etranger, La Peste, La Chute - Albert Camus s'est soigneusement éloigné de l'Arabe et du musulman qui pouvaient altérer - ou détourner - l'unité et l'élan d'une oeuvre toute dirigée vers l'Européen et le chrétien.
Dans L'Etranger, son roman le plus connu, l'Arabe est absent d'un récit où il n'apparaît que fugacement, un couteau à la main pour attaquer le Français. Dans La Peste, qui se situe à Oran, l'épidémie ne décime que la seule population coloniale comme si la population indigène était morte et enterrée depuis longtemps. La Chute - récit intimiste, considéré comme le livre le plus personnel de Camus - met en scène la longue confession d'un avocat réfugié à Amsterdam qui met son âme à nu devant un inconnu. En apostrophant le lecteur d'un divan de psychanalyste, Albert Camus a livré ses plus profondes pensées à celui qui saurait les déchiffrer.
Journaliste, Albert Camus, dans un mouvement contraire du balancier, n'a fait que parler de son pays, notamment dans Alger Républicain où ses reportages sur la Kabylie sont demeurés exemplaires d'un engagement lucide et obstiné. Dans un climat fait de suspicion et de confusion, les courageux écrits d'Albert Camus ont déplu tant à l'establishment des gros colons que dans les couloirs du Gouvernement général. Ses réflexions sur la guillotine, parues en 1957, à une époque où les «terroristes» du FLN se faisaient beaucoup couper le cou, au-delà de son aversion pour la peine de mort, témoignent d'une personnalité toute tournée vers l'humain à une époque où il était plus facile d'être du côté de sa bonne conscience, surtout quand elle permettait d'éviter un questionnement embarrassant. Ce questionnement, il l'a posé de magistrale façon dans L'Homme révolté et en a expliqué la rédaction en des termes simples et forts qui sont demeurés remarquables : «A la racine de toute oeuvre, on trouve le plus souvent une émotion profonde et simple, longtemps ruminée. Pour ma part, je n'aurais pas écrit l'homme révolté si, dans les années 40, je ne m'étais trouvé en face d'hommes dont je ne pouvais m'expliquer le système et dont je ne comprenais pas les actes. Pour dire les choses brièvement, je ne comprenais pas que des hommes puissent en torturer d'autres sans cesser de les regarder. J'apprenais que le crime pouvait se raisonner, faire une puissance de son système, répandre ses cohortes sur le monde, vaincre enfin, et régner. Que faire d'autre sinon lutter pour empêcher ce règne ? »
Pétri de valeurs essentielles auxquelles sa naissance et son éducation dans un milieu pauvre ne sont pas étrangères, Albert Camus ne s'est pourtant jamais rallié à l'idée de l'indépendance de l'Algérie au moment où Sartre militait furieusement pour. En 1957, dans son discours de Stockholm, au moment de la remise du prix Nobel, interpellé par un militant nationaliste, Albert Camus aura cette phrase terrible où il disait préférer sa mère à la justice. Cette phrase, on la lui reprochera jusqu'à la nausée, comme si elle avait anéanti tous ses discours et ses prises de positions passés en faveur des Arabes.
Cinquante ans après sa mort, Albert Camus demeure largement plébiscité. Sa pensée reste encore un phare dans la nuit noire et permet à ceux et celles qu'une époque difficile, voire incompréhensible, malmène de ne pas perdre de vue l'essentiel et ne pas s'échouer sur les récifs de l'argent, du pouvoir pour le pouvoir et de l'égoïsme exacerbé qui ne reconnaît que son propre intérêt.
Des intellectuels insatisfaits de cette unanimité qu'ils pensent surfaite, ont disséqué l'oeuvre de Camus avec une passion froide, indispensable pour mettre sa pensée et ses écrits en perspective. L'un des articles les plus remarqués à ce propos demeure celui d'Edward G. Saïd qui, dans «Culture et Impérialisme», relie le fonds profondément humaniste d'Albert Camus à son double profond et inconscient qui lui faisait prendre fait et cause pour une Algérie française où justice serait quand même rendue aux Arabes. Une contradiction dans les termes de laquelle Albert Camus n'a jamais pu s'extraire.
Devant son école, rue Aumerat, dans la librairie, Les vraies richesses, rue Charras, celle de la rue Michelet, La librairie des Beaux Arts, où Edmond Charlot, avait déménagé, la présence de Camus n'a pas tout à fait disparu. Le café Fromentin a beau ne plus exister, on retient que c'est à cet endroit précis, mitoyen de la mosquée Sid Ahmed Cherif, qu'il avait trouvé de la «noblesse» aux Arabes. Le marchand de beignets, rue Bab El Oued, où il s'empiffrait de gâteaux au miel est toujours ouvert non loin du lycée Bugeaud où, préparant son entrée à l'université, il avait brillé. Plus loin, c'est la rue Koechlin, où il avait été, à l'époque du grand Alger Républicain, fin des années 30, un journaliste reconnu dont les écrits pesaient de leur poids. A la terrasse de la Brass, en face des facultés d'Alger où il avait étudié, ses propos sur la beauté et l'intelligence de cette «race» dont il admettait en faire partie demeurent toujours pertinents. A Belcourt, où il a longtemps habité, on comprend mieux Albert Camus. Cette lumière, ces rires, cette tchatche, ces colères pour un rien, c'était ici qu'il les avait vécus et consignés dans des pages intimes où il se révélait jusque dans les plus petits détails de la vie. Ces scènes qu'il avait notées, elles se déroulent encore tous les jours, sous le même soleil et la même rumeur d'une ville exaltée. A Tipasa où les «Noces» se célèbrent désormais sans lui, des couples, dans les ruines, s'effleurent à la recherche d'un bonheur parcimonieux, sous la surveillance étroite d'une société devenue bigote et conservatrice. On est loin de la profusion et l'abandon dont, Camus, jeune homme, avait alors, et avec satiété. Ce sont des couples où la femme, accrochée au bras de son amoureux, porte toujours le voile. Changement d'époque mais constance des sentiments. C'est là, face à la mer, au milieu des vestiges d'une civilisation disparue, qu'on peut comprendre le mieux l'Algérie. Une terre au soleil éblouissant mais qui a son côté noir. Pour ceux qui perdent leurs repères, c'est dans «Noces», surtout, qu'ils peuvent les retrouver.
En 2010, par où commencer le procès de Camus, si tant est qu'il faille lui en faire un ? Quand dans le livre de Jules Roy, Mémoires barbares, on tombe sur cette phrase de Himoud Brahimi, Momo de la Casbah, poète et ancien viveur, qui confiait à l'auteur de Les Chevaux du Soleil, qu'il avait rencontré dans la librairie d'Edmond Charlot, que Camus avait eu raison de préférer sa mère à la justice, car «la mère est au-dessus de tout». Momo avait ajouté : «C'est la seule phrase de Camus qui ne soit pas absurde». Cette phrase de Momo permet de mieux comprendre Albert Camus, authentique Algérien emmêlé dans ses contradictions, prônant la justice, ne pouvant résoudre une équation à laquelle manquait le terme le plus important, la liberté; la liberté pour un peuple qui n'a jamais eu de cesse de la réclamer et qui payait, lourdement, le prix du sang pour y parvenir. Camus, penché sur les remous d'une époque violente, a écrit, sincèrement, ce qu'il croyait voir et qu'il tenait pour vrai. Les Français d'Algérie ont pensé que ce n'était pas assez, qu'à l'égard de leur cause, il restait ambigu, un pied dans un camp, un pied dans un autre. Ulcéré, lassé par un conflit dans lequel il ne voulait plus s'impliquer, Camus s'est replié, en France, sur des terres moins agitées.
Quand, au début des années 1990, l'Algérie a basculé dans une barbarie dont on n'avait pas assisté à l'équivalent durant la guerre du même nom, Camus, plus que jamais, est revenu d'actualité. Dans un pays qui ne connaissait plus les mots ni leur signification, où le sang gargouillait dans la bouche de ceux qu'on voulait empêcher de parler, Camus paraissait encore plus pertinent. Dans quel camp se serait-il rangé ? Aurait-il renvoyé dos à dos les protagonistes qui se disputaient Dieu qui ne leur avait rien demandé ? Aurait-il quitté, à nouveau, son pays pour un Paris dans lequel il se serait senti encore plus esseulé ? S'il avait dû réécrire L'Etranger, comment se serait comporté Meursault dans un pays où l'absurde aurait concerné la société entière et non plus seulement un individu esseulé ? Et cette peste, dont il avait fait le titre et le sujet de son roman, ne l'aurait-il pas, sous d'autres barbes, reconnue alors que, de retour au pays, elle moissonnait ses victimes qui n'avaient que le soleil pour exister ?
On a suffisamment dit de Camus qu'il était l'expression de son époque et le produit d'une société coloniale trop jalouse de ses privilèges pour en concéder la moindre parcelle au peuplement indigène qui ne demandait, jusqu'en 1945, qu'à être français. Tout cela - et plus encore - est sans doute vrai. A cinquante ans de distance, les mêmes réponses servent aux mêmes questions. Le soleil peut bien briller pour tout le monde, il répand une lumière noire quand la justice la liberté sont ignorées. Reste que le malheur du monde, quand il se répète tous les jours, suscite la même incompréhension hébétée. Camus, imparfait mais fraternel, continue de marcher dans les rues d'Alger.
INTESTIN : Quand, au début des années 1990, l'Algérie a basculé dans une barbarie dont on n'avait pas assisté à l'équivalent durant la guerre du même nom, Camus, plus que jamais, est revenu d'actualité.


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