Le djihad contre la Suisse ? C'est la dernière lubie du colonel Mouammar Kadhafi qui ne peut qu'alimenter une islamophobie rampante en Europe en quête de prétextes. Les musulmans de Suisse ou d'ailleurs se seraient passés volontiers de cette instrumentalisation de la religion par un dirigeant inconsolable de l'affront infligé par les policiers suisses à son fiston. Le colonel Mouammar Kadhafi a lancé jeudi un appel au djihad contre la Suisse pour cause d'interdiction de la construction de minarets en Suisse décidée par référendum. Le chef de l'Etat libyen utilise de toute évidence l'affaire des minarets comme un prétexte religieux pour solder des comptes très terre à terre avec la Suisse. Le discours du colonel, prononcé à Benghazi, à l'occasion du Mouloud, la naissance du prophète, est sans nuance. C'est contre une «Suisse mécréante et apostate qui détruit les maisons d'Allah que le jihad doit être proclamé par tous les moyens le jihad contre la Suisse, contre le sionisme, contre l'agression étrangère (...) n'est pas du terrorisme». Voilà qui s'appelle clairement déformer les faits. Les Suisses, on l'a souligné dans ces colonnes, ont fait une votation xénophobe et islamophobe, mais le respect des faits commande de dire qu'ils n'ont pas «détruit les maisons d'Allah» mais interdit la construction de tout nouveau minaret en Helvétie. Le fait introduit une réelle discrimination contre les musulmans en tant que citoyens, théoriquement bénéficiant des mêmes droits que les autres. Mais du point de vue de la religion musulmane, un minaret dans une mosquée n'est pas une obligation, c'est un symbole. Son interdiction traduit clairement une réaction xénophobe. Elle est d'ailleurs contestée par des Suisses, pas seulement musulmans, qui entendent saisir la Cour européenne des droits de l'homme. C'est le cas de Maître Antoine Boesch, avocat au Barreau de Genève, qui fait valoir que le nouvel article de la Constitution suisse interdisant la construction de minarets heurte le principe de liberté religieuse. «Je pense que l'interdiction des minarets est contraire à la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) et qu'il vaut la peine de recourir auprès de la Cour de Strasbourg». Des motivations non religieuses Le colonel Kadhafi part d'un fait réel et le déforme. Ses motivations à n'en pas douter - ne sont pas religieuses. Il est exclu que les pays musulmans qui ont exprimé leur désapprobation après le vote suisse le suivent dans cette dérive qui donne un argument facile aux courants racistes et xénophobes en Europe. C'est pain bénit pour des gouvernants européens qui aiment bien agiter la «menace musulmane» comme un moyen de détourner l'attention des perdants de la crise en leur désignant un ennemi facile. Kadhafi à l'évidence n'a pas plus le souci de la religion que des musulmans européens, il est uniquement habité par sa colère contre la Suisse au sujet de l'arrestation musclée de son fils Hannibal, en juillet 2008 à Genève, sur plainte de deux domestiques qui l'ont accusé de mauvais traitement. Beaucoup d'ailleurs ne sont pas loin de penser que la crise qui est née par la suite entre Tripoli et Berne a, à sa manière, contribué à donner une majorité en faveur du vote anti-minarets. La «fatwa» de Kadhafi édicte que «tout musulman partout dans le monde qui traite avec la Suisse est un infidèle (et est) contre l'islam, contre Mohamed, contre Dieu, contre le Coran ( ) Boycottez la Suisse: boycottez ses marchandises, boycottez ses avions, ses navires, ses ambassades, boycottez cette race mécréante, apostate, qui agresse des maisons d'Allah». Au bonheur des xénophobes Voilà qui est excessif. Et on peut parier que l'Europe des xénophobes fera tout pour faire accroire que Kadhafi est représentatif de l'Islam comme on l'a fait pour Ben Laden. De manière compréhensible, le DG des Nations unies à Genève, Serguei Ordzhonikidze, a trouvé que ces «déclarations de la part d'un chef d'Etat sont inadmissibles dans le cadre des relations internationales». L'Union européenne a estimé qu'il s'agit de «commentaires peu habituels à faire», qui «arrivent à un moment inopportun au moment l'Union européenne travaille intensément avec la Suisse pour parvenir à une solution diplomatique» à la crise entre la Suisse et la Libye. On plaint les musulmans de Suisse et d'Europe, qui se retrouvent, pour cause d'un courroux paternel inextinguible, dans la situation de devoir expliquer que Kadhafi, pas plus que Ben Laden, ne parle pas pour eux. Pour les sociétés musulmanes, on souhaiterait surtout un djihad contre l'ignorance et l'abêtissement.