Il y a des signes qui ne trompent pas. Les marchands de poisson à la criée qui étalaient quotidiennement leurs cageots sur les marchés de proximité et ceux qui sillonnaient les rues et les quartiers au moyen de fourgonnette, moto ou charrette, sont en voie de disparition. Peu à peu, le métier de poissonnier ambulant est abandonné. Non que ce créneau se soit professionnalisé, mais c'est tout simplement dû à la montée effrénée du prix du poisson. Aujourd'hui, pour exercer régulièrement le commerce au détail du poisson, il faut, entre autres, disposer d'un petit capital. Fini le temps où il suffisait d'être un lève-tôt et d'avoir un deux-roues, avec ou sans moteur, pour exercer ce négoce. Beaucoup de gens, des sans-emploi pour la plupart, ont d'ailleurs rompu, de mauvais gré, avec cette activité. Yahia est de ceux-là. Ce quadragénaire, père de trois enfants, a été échaudé par une série d'invendus qui lui ont coûté une perte sèche de près de 10 millions de centimes. Il s'est juré depuis de ne plus remettre les pieds dans les halles à poisson de la pêcherie. «J'étais un habitué du marché de gros de la pêcherie depuis mon jeune âge, connu par tous les gens de la mer. Tout le monde, armateurs, marins-pêcheurs, mandataires gardaient de bons souvenirs de mon défunt père, remailleur de filets ; c'est pourquoi je pouvais avoir la bonne marchandise, et à crédit en plus. A cette époque-là, 1990-94 disons, la sardine faisait entre 20 et 30 dinars le kilo, prix de gros. J'en vendais deux à quatre cageots par jour en ratissant les ruelles d'Ekhmühl, Taureau et Cité Petit avec ma moto-bécane rouge. Parfois, je variais un peu en vendant d'autres espèces comme la bogue ou même le bonito et le rouget, occasionnellement. Ça marchait plutôt bien : je mettais chaque jour un peu d'argent de côté. En 2000, j'ai acheté une Zastava année 84. Je ramenais jusqu'à 15 à 20 caisses par jour. Mais je devais faire un itinéraire plus long et donc mettre plus de temps pour écouler la marchandise. Entre-temps, les cours au marché de gros, et par ricochet les prix à la consommation, augmentaient sans cesse. » Et Yahia d'ajouter entre deux grosses bouffées de tabac : «mes fournisseurs devenaient de plus en plus réticents à la formule du crédit. On ne me faisait plus de faveurs, ni sur le mode de paiement ni sur la qualité. Je ne faisais plus exception à la règle des enchères, celle du plus-disant. On ne se souvenait plus de mon père, sauf pour raconter de vieilles anecdotes du port ou des contes de fées de la mer. D'un autre côté, les ménages, qui autrefois envoyaient leurs enfants avec des assiettes, des passoirs et des bassines dès qu'ils entendaient mes coups de klaxon, ne prenaient plus la peine de jeter un coup d'œil sur la marchandise ni à en connaître le prix. A 250 dinars le kilo de sardine, on ne peut que les comprendre. Ce qui m'a d'autant poussé à en finir avec le poisson, ce sont aussi ces réactions des gens, leurs grimaces, leurs commentaires indiscrets qui m'accusaient de mercantilisme, d'avidité, comme si c'était moi qui décidais des cours du poisson ». Les vendeurs de poisson qui disposent d'un local au marché de la Bastille, eux, ne sont pas affectés par la flambée des prix. Loin de là, ce phénomène semble même tourner à leur profit. Plus les cours grimpent au niveau de la «bourse » des halles de la pêcherie, plus les marges qu'ils fixent sont importantes. L'avantage de ces derniers par rapport aux poissonniers itinérants, c'est que c'est le consommateur qui vient vers leur poisson et non le poisson qui va vers le consommateur, comme dans le cas de Yahia. De plus, ils peuvent rester sur place le plus tard possible, jusqu'à épuiser leur stock du jour, au mépris des plages horaires règlementaires. Au mépris des règles d'hygiène aussi. Quand ils flairent un risque de mévente à partir d'un moment, ils réduisent de concert les prix et se montrent soudain indulgents avec les marchandeurs. L'essentiel est de vider les caisses. C'est valable uniquement pour le lot périssable, sinon tout est bon à recongeler et à revendre le lendemain au prix du frais. Et surtout, soyez très discret quand vous prenez un poisson échantillon pour vérifier si c'est du frais ! Dans le même marché, chez les poissonniers exerçant dans un local, c'est plus propre et soigné. Mais un peu plus cher. Par exemple, quand la sardine faisait, il y a quelques mois, 250 dinars le kilo aux étals en plein air, au niveau des comptoirs à poisson elle valait 300 dinars. Depuis deux ou trois semaines, le «poisson des pauvres » - qui ne l'est plus - coûte entre 150 et 200 dinars le kilo selon le calibre de la pièce sur le trottoir, et entre 200 et 250 dinars au comptoir. Soit presque toujours 50 dinars de plus chez les poissonniers disposant d'un registre de commerce ; une sorte de TVA qui ne dit pas son nom. Les sardiniers pris d'assaut Port de pêche d'Oran. Tôt le matin. Dès l'approche des sardiniers du port, les potentiels acheteurs de cageots de sardines s'impatientent. Regroupés par dizaines, ils se bousculent. D'autres, plus malins, se rapprochent du mandataire en charge de fixer le prix du poisson. Entouré par un nuage de sternes, de rieuses ou de mouettes, le bateau approche inexorablement et à faible vitesse vers le quai. Les acheteurs s'impatientent tandis que le bateau manœuvre pour amarrer. A peine la passerelle jetée, des petits adolescents, sachets en main, sautent sur le bateau pour ramasser les quelques poissons tombés des filets. «Ce sont des jeunes qui viennent tous les jours : en raison de la situation de leurs familles, nous leurs permettons de ramasser quelques poissons ou quelques kilogrammes de sardines qu'ils rapportent à leurs parents», nous dit un membre de l'équipage, faisant montre de générosité. Les quelques dizaines de cageots de sardines sont débarquées par des matelots sur le quai sous le regard du mandataire, lequel fait l'objet d'une très grande convoitise de la part de certains de ses amis. Quelques cageots sont enlevés en catimini par des particuliers et aussitôt une altercation éclate. On reproche au mandataire de faire dans le favoritisme. La prise de bec est très vite arrêtée. On ose une question au mandataire pour connaître le prix de la sardine, en vain. On comprend son refus à la vue de la prise d'assaut par les acheteurs qui se bousculent. Un acheteur nous apprend que le cageot de 25 kg est acheté à raison de 100 dinars le kg. Il nous explique que la sardine sera revendue à 150 dinars, car sur les 50 dinars de bénéfice, il faut soustraire 20 dinars pour le transport. Sur un autre quai où doit amarrer un autre bateau qui pointe à l'horizon, le même scénario se répète. «Pourvu qu'ils nous rapportent de la sardine et non de la latcha», martèle un jeune. «Cette année, rares sont les sardiniers qui ont pêché la vraie sardine», ajoute-t-il. Des prix fous, fous Entrée du port de pêche. 10 heures. Des maçons viennent de se mettre à l'œuvre pour achever le petit mur de clôture et le passage d'accès, surélevé du sigle de l'Entreprise de gestion des ports de pêche d'Oran et de Bouzedjar. On est à la énième fois d'une longue série de démolition/reconstruction de ce portillon. Dans un branle-bas ponctué par l'entrée et la sortie de camions et de fourgons frigorifiques, des jeunes s'affairent à monter leurs étalages de poisson et de fruits de mer. On partage la tâche : certains ramènent des cageots de poisson fraîchement débarqué sur le quai, d'autres décongèlent la marchandise, tandis que d'autres nettoient, à la va-vite, la place. La senteur de la mer se mélange aux odeurs nauséabondes des carburants et huiles brûlés. Des hippocampes séchés et vernis sont vendus à 200 dinars pièce. «Ils portent bonheur», appâte le vendeur en s'adressant aux automobilistes. Un autre artisan expose dans un coin des bateaux à voiles confectionnés en bois et d'autres matériaux hétéroclites. Les restaurants «spécialité poisson », qui pullulent sur la place, laissent échapper des odeurs appétissantes de grillade de poisson et de paëlla. Ici, pas ou très peu d'espace pour la sardine. En revanche, les étals sont bien achalandés en d'autres espèces à la chair bien estimée comme le pageot, le pagel, le rouget, la rascasse, le bonito, le limon , ainsi que les mollusques et les crustacés. Le plus bas prix affiché est de 600 dinars. Ainsi, le pageot et le pagre sont proposés à 600 et 700 dinars, la bonite à 400, le thon à 600, de même que le sar, le limon et le petit rouget de roche. Les pieuvres et poulpes sont proposés à 300 dinars. Les fruits de mer (écrevisses, langoustes et autres crustacés) sont proposés à des prix non abordables pour les bourses moyennes. Ils affichent des prix variant entre 800 et 1.200 dinars le kilo. Bien entendu, ces variétés sont très prisées par les restaurateurs qui, en les proposant à leurs clients en petites quantités dans les plats, arrivent à amortir le coût de leurs achats et même à faire des bénéfices très importants. Les gros bonnets du poisson De l'aveu même des professionnels du secteur de la pêche, quand la pression est telle qu'il ne subsiste que peu de reproducteurs, les risques de faible pêche augmentant. En clair, le stock se fragilise et son renouvellement devient problématique. Autre indication donnée par ces derniers : nos marins pêcheurs ont cette fâcheuse tendance à fréquenter toujours les mêmes zones de pêche et l'idée d'en chercher d'autres est souvent remise aux calendes grecques. Et d'expliquer : «Les pêcheurs s'orientent souvent vers les mêmes zones surexploitées, au moment où certains endroits sont littéralement boudés alors qu'ils regorgent de poisson». Il est bon de rappeler que devant cette obstination à vouloir pêcher dans les mêmes zones, et aussi devant le fait que des armateurs n'ont de cesse de pêcher des quantités considérables de petits poissons, empêchant ainsi les stocks de se renouveler, le ministre a décrété l'instauration d'une période de repos pélagique allant du 1er au 31 mai. Durant la période allant du début septembre à la fin octobre, de nombreux armateurs pêchent des quantités importantes de petits poissons, notamment la sardine et le rouget, alors que la réglementation est claire et stipule que la quantité de petits poissons pêchés ne doit pas dépasser les 20% de la prise. Les immatures (larve, alevin juvénile) destinés à grossir les effectifs ainsi que les femelles «grainées», qui migrent vers les zones de pêche, sont très vulnérables. C'est pourquoi ils ont besoin d'être protégés contre la prédation et non pêchés pour qu'ils puissent mettre bas, d'une part, et laisser les larves atteindre le stade de la maturation, d'autre part, explique un responsable du secteur de la pêche. En ce qui concerne la sardine précisément, un marin pêcheur fait savoir que «cette espèce est devenue chère parce qu'elle est introuvable. Avec le mauvais temps, peu de pêcheurs s'aventurent en haute mer. Dès lors, au lieu de voir des sardiniers qui débarquent avec au moins 30 casiers pleins à craquer, nous n'avons eu à nous mettre sous la dent que 3 à 4 casiers de 30 kilos par chalutier». Toutefois, fait constaté de visu par nos soins, mardi dernier, pour un seul casier de sardines, il fallait dépenser pas moins de 4.000 dinars, ce qui donne un kilo de sardine à 150 à 180 dinars. Et en transitant d'un revendeur à un autre, il atterrit au détail pour au moins 200 dinars. Après, c'est la spéculation qui entre en jeu. «Chacun calcule son bénéfice comme il le souhaite. Il n'y a aucune règle dans ce secteur», indique-t-on. «Des gros bonnets' achètent carrément aux pêcheurs le poisson avant même son déchargement. Les enchères n'ont plus cours dans nos ports. Ces maîtres poissonniers ont pour clients les restaurateurs et les hôtels. Lorsqu'ils achètent une cargaison de poisson, ils la revendent presque entièrement à leurs clients. Ils ne laissent que des miettes pour les détaillants. C'est pour cette raison que le poisson, notamment la sardine, se fait rare sur le marché», révèlent d'autres connaisseurs qui tiennent à dénoncer la main basse de ce qu'ils désignent comme étant «une mafia» du poisson, celle-là même qui aurait détourné les fruits de la mer du marché national, selon certaines indiscrétions.