Quand les généraux se mettent à avoir des états d'âme, c'est que les batailles sont bien mal engagées. Après les confidences du général Stanley Mc Chrystal au magazine Rolling Stone, c'est au tour d'un officier français, le général Vincent Desportes, enseignant à l'Ecole de guerre de Paris, d'exprimer publiquement ses doutes quant à la conduite de la guerre en Afghanistan. Le général Desportes a été sèchement rappelé à l'ordre, vendredi dernier, pour avoir déclaré dans une interview au Monde que la stratégie américaine «ne semble pas fonctionner» et que le président américain n'avait pas l'air «très sûr de ses choix». Ces considérations ont suscité l'ire de son supérieur, l'amiral Edouard Guillaud, chef d'état-major général, qui les a qualifiées le même jour d'«irresponsables». L'amiral a convoqué séance tenante le général trop bavard pour une explication que l'on devine orageuse. D'ailleurs, à l'issue de la rencontre, l'opinion a été informée que les foudres administratives allaient s'abattre sur le général Desportes, dont le dossier aurait été transmis au ministre de la Défense pour - formule terrifiante dans l'univers de la bureaucratie au garde-à-vous - «suite à donner». Le devoir de réserve, qui s'applique avec rigueur aux militaires des démocraties «avancées», est tous les jours écorné par des officiers supérieurs qui supportent de plus en plus mal d'avoir à assumer des politiques vouées à l'échec. Sur le terrain, les troupes occidentales, confinées dans leurs camps retranchés, ont perdu l'initiative. Après neuf années de conflit extrêmement asymétrique, les théories de guerres spéciales, appliquées avec de gigantesques moyens sur un théâtre et dans un contexte bien moins praticables que ceux de l'Irak, ne sont tout simplement pas opérantes. Au fur et à mesure du déploiement de troupes additionnelles et du recours aux opérations «psychologiques» - inventées sous nos cieux par des stratèges qui n'ont connu que la défaite -, l'insurrection talibane s'est renforcée et l'opposition armée, d'abord de nature religieuse, s'est transformée, selon les experts américains eux-mêmes, en guerre de libération nationale. Pour modifier une situation compromise, il faudrait quasiment doubler les effectifs engagés. Les troupes occidentales engagées en Afghanistan comptent environ 150.000 hommes - compte non tenu des milliers de mercenaires du type Blackwater -, soit le même niveau que celui de l'armée soviétique au plus fort de son aventure dans ce même malheureux pays. Les moudjahidine afghans, alors «combattants de la liberté» dans le langage de l'Occident, bénéficiaient d'un soutien logistique massif de la part de Washington et de ses alliés. Les missiles Stinger et Milan étaient utilisés à volonté contre l'aviation et les blindés soviétiques. Aujourd'hui, les insurgés, qui sont loin de disposer du même appui, infligent à la coalition une moyenne croissante de pertes, comparables à celles subies par l'Armée rouge. Le contrôle du terrain - loin d'être garanti même dans cette hypothèse - impliquerait, selon les militaires américains, d'engager cent mille hommes de plus et davantage de pertes. Cet effort signifie, ce qui est strictement inenvisageable, l'appel à la conscription. Tandis que les idéologues de la civilisation, comme le chef danois de l'Otan, réaffirment leur volonté d'en finir «à tout prix» avec l'insurrection afghane, les planificateurs militaires occidentaux constatent que la guerre afghane est sans issue. S'ils sont peu sensibles aux terribles dégâts infligés à la population afghane, les généraux chargés d'une mission impossible sont comptables en première instance des soldats morts et blessés d'une guerre ingagnable. Dans l'impasse chaque jour plus critique, les officiers se mettent à table et désignent les responsabilités politiques. Le verbe est l'expression ultime du désarroi des généraux.