Le personnage de Djeha est très connu dans la tradition orientale et maghrébine, passant pour un savant qui aurait légué, après sa mort, un recueil de ses célèbres récits, fruits de son imagination ou observations des mœurs de ses contemporains. Etant lui-même le héros ou la victime à la fois des mille et une facéties de la vie quotidienne, Djeha apparaît ainsi comme un fabuleux personnage humoristique, réunissant en lui seul les attributs du genre de tous les comiques peuplant les contes et récits des mille et une nuits. C'est que ce figaro oriental, d'une fausse naïveté désarmante ou bohème aussi intelligent que poète, sait comment retomber à chaque fois «sur ses pattes», avec ses farces burlesques dupant avec élégance quiconque s'était fié aux propos de cet astucieux bonhomme. Djeha cultivait en effet les saillies du bon sens qui avait une certaine logique, feignant la stupidité et la candeur, et déconcertait après coup celui qui s'est prêté à son jeu, comme pour y laisser un enseignement à tirer de l'expérience de niaiserie. Ghafla, disent les Soufis, qui considèrent Djeha comme un maître spirituel voilant derrière la façade narrative de ses récits une symbolique ésotérique à déchiffrer ? Peut-être bien, et s'il en est ainsi, et en se prêtant à ce jeu d'interprétations spéculatives, on pourrait tout aussi bien avancer que le nom de Djeha voilerait, probablement, celui inversé de Hadje, signifiant «sage, hakim»! L'activité de ce «sage» se déploie souvent d'ailleurs dans les milieux aisés des cours des puissants, des bourgeois et des lettrés, ces bons princes qui, rapportent des littérateurs, «savaient pardonner une saillie subtile et admirer une touche poétique», mais pour qui les prouesses galvaudées de Djeha constituaient probablement aussi, convient-il d'ajouter, une bouffée d'oxygène en ces périodes où le rigorisme des uns appelait nécessairement un certain assouplissement dans les esprits,de temps à autre. Une sorte d'équivalent de la satire sociale dans la vie contemporaine que diffusent nos médias actuels. Le style du langage courant de ces facéties innombrables, faisant constamment allusion aux exploits de Djeha, puise fréquemment dans les ressources de la sagesse populaire du terroir des contrées où sont répandues les aventures délassantes de Djeha, non dénuées d'enseignements parfois : ainsi en est-il de la fameuse anecdote du «clou de Djeha», devenue une citation classique dans tout contrat de vente se ménageant une clause spéciale permettant de frustrer, le moment venu, l'acquéreur de ses droits ! Comme indiqué ci-dessus, Djeha est connu dans nombre de contrées du globe, ses célèbres facéties se rencontrant partout dans le monde musulman, et même ailleurs, chaque région l'adaptant selon ses caractéristiques propres. Ainsi, Djeha est plus connu chez les Turcs, ou les Afghans, sous le nom de Mulla Nasredine Khodja. Comme on trouve ses farces très répandues chez les populations albanaises, yougoslaves, grecques, roumaines, bulgares, et tout aussi en Arménie, Russie, Georgie, dans le Caucase, au Turkestan, Tadjikistan, etc. A ce propos, M.A. Balagia écrit dans son ouvrage «Les musulmans yougoslaves» que «l'influence de la littérature populaire turque sur les Musulmans bosniaques et, par leur intermédiaire sur les autres Yougoslaves, fut assez forte surtout en ce que concerne les contes populaires. Sur ce point, on peut signaler le succès qu'ont eu les nouvelles humoristiques d'un certain Nasredine Khodja, très répandues chez les populations balkaniques, soumises à l'influence turque. Ces petits contes, bien connus dans le folklore yougoslave, sont un mélange d'esprit de finesse, de ruse et aussi de stupidité. Mais la première qualité l'emporte, et elle aide finalement Nasredine Khodja à remporter quelques succès ou à se tirer d'affaire malgré bien des sottises. Nasredine est le spécialiste des histoires drôles et plaisantes chez les Turcs. Il rappelle le Til Eulenspieget allemand, le Bertoldo italien, le Balakriew russe.» M. Balagia ajoute que, selon le professeur yougoslave. Bajrakarevic, M.R. Basset a essayé d'expliquer l'origine des facéties de Nasredine Khodja. «Elles sont une traduction des anciennes facéties arabes qui existaient en très grand nombre et qui se groupaient à la fin du Xe siècle autour d'un certain Djuha (Djoha) de la tribu des Tazar à Kufa». Quoi qu'il en soit, dit M. Bajrakarevic, une chose semble certaine : «la source la plus proche des facéties nasredines doit être recherchée avec Basset et Hartman dans le monde culturel arabo-musulman où Djeha est fréquemment le représentant de ces histoires». Autrement dit, les facéties du légendaire Djeha pourraient finalement se confondre avec celles nombreuses de Nasredine Khodja et tout autant de Moha Ben Abid au Maghreb, ou d'autres célèbres personnages astucieux dans diverses contrées du monde musulman qui en ont fait leur traditionnel finaud populaire. DJEHA PREDICATEUR Dans un village, il y avait une petite mosquée dont les habitants se seraient contentés s'ils avaient eu un prédicateur. Certains malins, voulant confondre Djeha, poussèrent des membres influents de la djemaa de la contrée à solliciter Djeha pour cette noble tâche. C'est l'occasion revée pour forcer ce libertaire de Djeha à être constamment présent. De la sorte, avec nous, confia un notable. Ajoutant : et puis on aura le prestige dans tout le bled d'avoir réussi à amener Djeha à s'assagir dans le rôle d'imam de notre village ! Acquiesçant à la suggestion, la djemaa ne tarda pas à contacter Djeha par l'un des leurs qui demanda un jour à Djeha de monter en chaire. Ne pouvant se dérober à cette solicitation, Djeha répondit favorablement aux vœux des villageois. Et le vendredi suivant, il monta en chaire et commença ainsi ses propos devant les croyants réunis dans l'enceinte de la mosquée: - Ô mes frères musulmans, vous êtes si nombreux, Allah Ibarek ! Seriez-vous tous autant que vous êtes bien empreints des vertus de l'Islam ? - Mais bien sûr, Djeha, en voilà une question !, répondirent les villageois. - Dans ces conditions et puisque vous êtes tous savants, rétorqua Djeha, il est inutile que je me fatigue. Mon prêche est terminé. Ainsi s'acheva le sermon de ce vendredi-là. Surpris, les habitants insistent toutefois auprès de Djeha pour qu'il remontât en chaire la semaine suivante. Ce qu'il fit et commença ainsi ses propos : - Ô mes frères croyants, savez-vous ce dont je vais vous parler aujourd'hui ? - Non, Djeha. Par Dieu, nous ne savons rien du tout ! - Eh bien, reprit Djeha, puisque vous etes si ignorants, je n'ai rien à vous dire. On ne peut pas instruire des esprits qui n'ont aucune base préalable ! Ainsi s'acheva le sermon de ce second vendredi. Mais les habitants, nullement découragés, insistent une troisième fois auprès de Djeha pour qu'il remontât à nouveau au minbar et leur fasse un prêche véritable. Bon prince, Djeha consentit aux doléances des villageois. Et le jour dit, après l'invocation et les louanges au Seigneur, Djeha s'adressa à nouveau aux fidèles. - Ô mes frères, savez-vous cette fois ce que je vais vous dire ? Instruits par les conseils d'un cheikh qui se prétendait plus astucieux que Djeha, les assistants répondirent de façon variée. Non, non, dirent les uns. Oui, oui, dirent les autres. Djeha, surpris, prêta l'oreille à ces voix discordantes. Puis il reprit la parole: - Que ceux qui ont dit oui se mettent à ma droite et que ceux qui ont dit non se mettent à ma gauche. Quand les uns et les autres eurent obéi, un notable lança à Djeha avec un clin d'oeil à ses complices : - Voilà, nous y sommes, Djeha. Prouve-nous à présent ce que tu as vraiment à nous instruire et qu'on ne t'a pas fait venir ici pour rien ! Djeha leur dit alors : - Maintenant, que ceux qui savent ce que je vais dire instruisent ceux qui ne le savent pas. Voilà, j'ai fini mon discours. Et de grâce, ne venez plus me solliciter pour des prêches dont sont capables des gens ici parmi vous et laissez-moi aller tranquillement prêcher et prier ailleurs, à mon aise, à l'air libre. Notre Savant et Miséricordieux Seigneur Allah n'a-t-il pas dit que toute la terre est une mosquée ?