Attends «ya oustaz», je ferme la porte. Je ne supporte plus le bruit du Caire. Assied-toi sur ce siège, je vais faire apporter du thé. Non, non, c'est un devoir et mon plaisir. Ton accent me dit que tu es Marocain, n'est-ce pas ? Ah, Algérien... Ne le dit pas trop fort. Tu es dans ton second pays mais il y a encore des imbéciles dont l'esprit ne demande qu'à s'échauffer. Haram, ce qui s'est passé. Quelle honte. Comment a-t-on pu en arriver là ! Je suis sûr que ce sont les sionistes qui sont derrière tout ça. Nous sommes une famille unie par l'histoire et le sang et ils ont encore réussi à nous diviser. C'est aussi la faute aux médias. Ils ont soufflé sur les braises et colporté les rumeurs, chez nous comme chez vous. Des gens responsables auraient appelé au calme. Ils se seraient dépêchés d'expliquer qu'une vulgaire partie de ballon ne vaut pas que l'on se batte comme des voyous avinés. Je ne sais pas, moi, il y a des lettrés, des intellectuels et des penseurs qui travaillent dans la presse, non ? A quoi servent tous ces «dakatiras» s'ils ne sont pas capables de répandre la sagesse ? Haram, Haram ! Non, non, mon frère, tu t'engages dans une mauvaise voie. Tu dis que c'est nous qui avons commencé en agressant vos joueurs, tu as peut-être raison. Que dis-je, tu as sûrement raison. Je sais, j'ai vu les images du bus caillassé sur Al Jazira. Mais réfléchis un peu. Sois au-dessus de tout cela, professeur. Cela ne sert à rien de ressasser cette histoire. Il faut tourner la page au lieu de vouloir refaire l'histoire. Il faut savoir pardonner même si l'autre ne veut pas s'excuser. N'est-ce pas ainsi que se passent les réconciliations dans les familles ? De musulman à musulman, j'ai un modeste conseil à te donner : tu vas croiser d'autres personnes. Nombreuses seront celles qui restent persuadées que c'est vous qui avez tout les torts. Sois donc prudent. Le football est une calamité. Je ne sais pas comment cela se passe chez vous, mais ici c'est une drogue bien plus nocive que l'opium. Tu vois cette tache sur mon front, tu sais ce qu'elle signifie. J'essaie de suivre la voie juste et j'aimerais que nos imams condamnent les passions que cette maudite balle déclenche. Tout ce bruit, toutes ces vociférations... Je ne vais jamais au stade et j'interdis à mes enfants d'y aller. Je ne veux pas qu'ils se détournent des vraies questions. Des gens peuvent parler pendant des heures du dernier match d'Al Ahly mais ils ne perdront même pas cinq minutes pour feuilleter un livre. Regarde cette librairie. Reste avec moi tout l'après-midi et tu ne compteras mes clients que sur les doigts d'une seule main. Bien sûr que c'est le pouvoir qui le veut. C'est évident. Tout le monde le sait ! C'est ça qui est le plus terrible. Les gens savent qu'ils se font manipuler, que le ballon leur fait oublier que le pain a augmenté ou qu'il n'y a pas de travail. Mais c'est plus fort qu'eux. On leur dit les Algériens nous insultent ou, plus récemment encore, les Tunisiens ont agressé nos femmes, et ils sortent dans la rue. Regarde bien autour de toi et tu comprendras. Moi, je ne suis qu'un modeste libraire qui n'a jamais quitté l'Egypte mais cela ne veut pas dire que je ne sais pas comment tourne le monde. Il y a des pays plus pauvres que le notre où on vit bien mieux. Pourquoi ? On ne devrait pas avoir besoin du foot pour être heureux. Les prochaines élections ne m'intéressent pas. Je n'en attends rien. Tu n'es pas naïf, professeur ! Tu sais bien qu'il n'y a pas un seul pays arabe où les urnes servent à quelque chose. J'irai voter parce que je ne veux pas avoir de problèmes avec l'appareil mais je n'en pense pas moins. Tu verras que certains vont s'exciter. Il va y avoir des manifestations, des arrestations mais au final, le résultat sera celui qui est prévu depuis longtemps. Rien ne changera tant qu'on ne laissera pas le peuple s'exprimer librement. Nous savons tous pour qui il voterait si on lui laissait le choix Si j'étais plus jeune, je partirai ailleurs. J'irai vivre dans un pays où le droit et la justice ne s'achètent pas. Bien sûr, l'Occident est l'ennemi des musulmans. Mais il y a des droits et le respect pour les livres. Je sais pourtant ce qu'il prépare contre l'Iran. Vois-tu, je suis sunnite mais je ne vais plus à la mosquée de ma rue parce que son imam a prononcé un prêche féroce et insultant contre les Iraniens. Mais ce sont des musulmans comme nous ! Je ne vois pas pourquoi nous irions leur faire la guerre pour faire plaisir à Tony Blair et au Mossad. Et, de toutes les façons, je dis vive Nasrallah ! C'est la seule fierté des musulmans. Et je dis la même chose d'Ahmadinedjad ! Je ne suis absolument pas d'accord avec toi. C'est est un homme très intelligent. Il sait très bien ce qu'il fait. Si les Occidentaux et Israël ont peur de lui, c'est qu'ils savent qu'il est très fort. Tu verras, s'ils attaquent l'Iran, ils le paieront très cher. Non, ce n'est pas la même chose que Saddam Hussein, ne confond pas tout. Saddam a perdu parce qu'il a été trahi par ses généraux qui ont vendu leur honneur contre une poignée de dollars. Ahmadinedjad a le peuple avec lui et on dit qu'il est entouré par les meilleurs savants du monde. Mais bon, cessons de nous torturer. Tu vois, professeur ! Nous sommes assis là, entourés de livres mais nous ne parlons que de choses qui fâchent et divisent. C'est cela le monde arabe. Allez, «oustaz», changeons de sujet de conversation. Oublions le football et la politique...