La bonne gouvernance économique tunisienne louée par les institutions financières masque un dualisme entre pays côtier et l'arrière-pays. Les troubles sociaux qui ont éclaté dans le pays ont agi comme un révélateur. Le modèle est d'autant plus dans l'impasse que la Tunisie, dépourvue de rentes minières ou fossiles, ne dispose pas d'alternatives. Les récents troubles partis de la ville de Sidi Bouzid au centre de la Tunisie ont révélé au monde l'envers du décor de carte postale souvent associé au pays du jasmin. Il est apparu aux yeux d'un monde plutôt surpris que les indéniables progrès économiques de la Tunisie ne profitent pas à tous et ne parviennent pas à réduire le nombre de chômeurs qui se recrutent de plus en plus dans les rangs des diplômés. Face au vide de perspective et l'arbitraire, le désespoir des jeunes s'exprime de manière atroce par le suicide. Le feu a été mis aux poudres par la tentative de suicide d'un jeune chômeur de 24 ans qui a crié avant de passer à l'acte «Non au chômage, non à la misère». Slogan bien peu militant mais ô combien révélateur de la tragédie silencieuse vécue par des dizaines de milliers de jeunes universitaires piégés dans une impasse impitoyable. Les manifestations se sont étendues à pratiquement tout le pays Le modèle tunisien célébré par le FMI et les classements internationaux du climat des affaires aurait-il atteint ses limites ? C'est en tous cas ce que pensent beaucoup d'économistes, dont le professeur Lahcen Achy du Carnegie Middle East Center qui dans un article publié le 28 décembre dernier par le Los Angeles Times considère que la dépendance excessive de l'économie tunisienne à l'égard du marché européen est la raison principale du blocage actuel. Une dépendance critique La spécialisation de l'économie tunisienne dans des secteurs à forte intensité de main-d'œuvre peu qualifiée semble avoir fait son temps. De ce point de vue, la Tunisie est concurrencée directement par les pays d'Asie. Elle en souffre d'autant plus que la structure de son marché du travail s'est modifiée. La proportion de demandeurs d'emplois titulaires d'un diplôme universitaire est passée de 20% de la population active en 2000 à plus de 55% en 2009 ! Selon Lahcen Achy, «la Tunisie affiche l'un des niveaux les plus élevés de chômage des Etats arabes: plus de 14% au total et 30% parmi ceux âgés de 15 et 29 ans». La situation ne devrait pas connaître d'amélioration sensible tant que le taux de croissance, de l'ordre de 3,8% pour 2010, restera en deçà du seuil des 5%. La concentration des échanges avec l'Europe place la Tunisie dans une situation de dépendance critique, les retournements de conjoncture et la reprise très molle de la croissance en Europe affectent directement les performances tunisiennes. Cela vaut aussi bien pour le secteur du textile que pour celui du tourisme de gamme intermédiaire, les secteurs d'activités les plus significatifs en termes de recettes externes. Pas d'alternatives Les alternatives ne sont pas nombreuses, le développement de nouveaux secteurs susceptibles d'absorber les cadres de haut niveau bute sur les réticences des entrepreneurs tunisiens, rebutés par l'opacité et le déficit d'Etat de droit, à se risquer dans des créneaux d'investissements plus complexes et donc plus risqués. Les investissements dans des secteurs à forte valeur ajoutée se heurtent à la concurrence féroce d'économies mieux armées et disposant d'une expérience autrement plus affirmée. La réorientation de l'économie tunisienne vers d'autres marchés est une démarche à moyen et long terme dont les résultats ne sont pas garantis, tant les avantages comparatifs de la Tunisie sont battus en brèche par des compétiteurs redoutables, en Asie et au Moyen-Orient. La crise du modèle tunisien est riche d'enseignements pour les pays de la région. La relative bonne gouvernance économique tunisienne ne suffit pas à installer une dynamique sociale vertueuse. La solution pourrait se trouver dans la stimulation du marché intérieur, mais l'étroitesse de ce dernier limite fortement ses marges de manœuvre. Une sortie par le haut de cette impasse consisterait en la réorientation vers le marché maghrébin et la coordination des stratégies macro-économiques régionales. Mais cela ne semble pas être à l'ordre du jour dans un Maghreb plus que jamais virtuel.