En Tunisie, la présence de Mohamed Ghannouchi à la tête du gouvernement de transition ne semblait pas être une anomalie pour les classes aisées locales, fort heureuses de s'être débarrassées de Ben Ali et de ses envahissantes familles mais rassurées de voir que l'homme qui l'a servi pendant onze longues années encore aux commandes. Les classes populaires celles de l'arrière-pays tunisien dont le délaissement est encore pire que celui qu'on imaginait derrière la façade de la réussite économique entretenue par le régime sont d'un bien autre avis. Et elles le montrent en maintenant une pression continue contre un régime qu'elles suspectent de voir détourner la révolution. Les Tunisiens n'étaient pas privés seulement de libertés politiques, mais ils étaient aussi interdits de réclamer de meilleurs salaires ou des meilleures conditions de travail. C'est sur ces privations assurant aux investisseurs une main-d'œuvre pas chère et des dépenses sociales minimes que s'est basé le modèle économique tunisien tant vanté par les organisations financières internationales. C'est ce modèle qui craque et pèse fortement sur la transition pour empêcher qu'une semi-démocratie ne s'installe à la place de la démocratie. Même l'UGTT est contrainte de suivre ce puissant mouvement alors qu'en face, les patrons, fortement mouillés avec le régime Ben Ali-Trabelsi font dans le profil bas. Quel modèle économique va émerger de cette révolution, saura-t-elle convaincre les investisseurs étrangers et nationaux que des travailleurs correctement rémunérés et travaillant dans de bonnes conditions ne les desservira pas ? Pour l'instant, c'est le contenu de la transition qui est le souci des classes populaires et de leurs diverses représentations politiques. Si le nouveau modèle économique reste flou, la contestation sociale s'exerce pour « dé-privatiser » l'Etat et sa restitution à la société. En Algérie, Medelci, ministre de Bouteflika, a qualifié octobre 88 de « révolution » et les années 90 de « guerre civile ». Ce n'est pas tout à fait le langage de Bouteflika. Ni celui du système, à moins que les révolutions en cours ne rendent ce glissement de langage nécessaire. Mais sur le fond, cela recouvre bien la « tendance » au pouvoir: pas besoin d'ouverture politique on est en démocratie, affirment certains représentants du pouvoir mais mettons de l'argent pour gérer la crise sociale, en préserver les prix et en encourageant l'emploi. Les mécanismes ne manquent pas, l'argent non plus L'efficacité économique reste, elle, problématique. La Tunisie, qui fait face à un sérieux problème d'emploi des jeunes et des diplômés, ne dispose pas d'une rente qui permet de renvoyer à plus tard les demandes politiques qui accompagnent nécessairement les revendications sociales. C'était, avec le grotesque en plus, la démarche de Kadhafi qui aujourd'hui reproche aux Libyens qui ne veulent plus de lui de ne pas avoir accepté de prendre directement l'argent du pétrole. La redistribution, aléatoire et mystérieuse, de la rente n'a pas empêché les Libyens de demander le changement, de l'aération. Cette demande est politique ? Bien sûr ! Sociale ? Assurément ! La demande sociale n'est jamais apolitique.