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Kaki, le génial porteur d'eau du théâtre
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 13 - 06 - 2011

Il est trop peu sérieux de parler de Kaki sans évoquer l'extraordinaire empreinte de Bertolt Brecht qui a profondément marqué la pratique théâtrale et a imposé une autre manière d'écrire et de mettre en scène les spectacles dramatiques. Son expérience fut une véritable révolution.
C'est ainsi que de nombreux hommes de théâtre se sont inspirés ouvertement de son œuvre. En Algérie, Ould Abderrahmanre Kaki a réadapté l'architecture brechtienne à son travail. Cette manière de faire se retrouve essentiellement dans ses trois importantes pièces : El Guerrab wa Essalhine (Le porteur d'eau et les trois marabouts), Béni Kelboune et Koul Wahed wa houkmou (A chacun sa justice).
Abdelkader Ould Abderrahmane dit Kaki est l'un de nos auteurs dramatiques les plus connus. Né à Mostaganem, une ville très ouverte au théâtre, il découvre très tôt l'art scénique. Il fait ses études primaires à Mostaganem et ses premiers pas dans le théâtre au sein des Scouts Musulmans Algériens (S.M.A). Il interprète de petits rôles dans son quartier d'origine, Tijditt. Véritable passionné de l'art dramatique, il s'inscrit à de nombreux stages de formation théâtrale. Il participe notamment à un cycle de formation organisé par le service de l'Education Populaire sous la direction de Henri Cordereau qui continua à donner des cours d'art dramatique en Algérie après l'indépendance et dans d'autres pays africains. Après 1962, Kaki écrit et met en scène plusieurs pièces. Il est l'auteur de nombreuses pièces. Ses œuvres les plus connues sont incontestablement celles qu'il a réalisées après l'indépendance : «El guerrab wa essalhine» («Le porteur d'eau et les trois marabouts»), «Béni Kelboune», «132 ans», «Afrique avant un», «Koul wahed aw houkmou» et Masrah el garagouz. Sa dernière production, «Diwan Lemlah», n'a pas retenu l'attention du public et de la critique. Elle passa inaperçue.
Kaki qui maîtrise bien les techniques de l'écriture dramatique et scénique s'intéressait énormément à l'Histoire et à la littérature orale. Ses pièces, «132 ans» et «Afrique avant un», font partie de ce qu'on appelle communément le théâtre-document. Ces deux pièces fonctionnant par tableaux constituent en quelque sorte des allégories historiques. L'Histoire vient au secours de l'affirmation de soi et de la reconnaissance de son identité. Ainsi, l'auteur met côte à côte de nombreux documents tirés de l'Histoire de la colonisation en Algérie et en Afrique. Le théâtre-document ne se limite pas exclusivement à la description des événements et des faits historiques, mais va au delà de la simple reconstitution en accordant une grande importance à l'analyse critique. D'ailleurs, le fonctionnement par tableaux donne une autre dimension au syntagme narratif et met en œuvre la juxtaposition des signes dans l'élaboration du sens et la construction du récit.
Kaki n'était pas un homme de théâtre enfermé dans un moule unique mais ouvert à plusieurs expériences. Il a touché à tout. Il s'est frotté au théâtre de l'absurde avec La Cantatrice chauve d'Eugène Ionesco et au théâtre de la cruauté (Antonin Artaud), Avant-théâtre. Sa découverte de Brecht et du Berliner Ensemble l'a intensément marqué. Il a du lire tout Brecht. C'est à partir de cette rencontre qu'il décide de mettre en forme sa version presque définitive de son théâtre à partir d'El Guerrab wa Essalhine qui a été très bien reçue par le public. L'influence de l'auteur allemand est évidente dans des textes où il reprend des éléments de la culture orale qu'il associe à la structure théâtrale : «El Guerrab wa Essalhine», «Béni Kelboune», «Koul wahed wa houkmou». Kaki réfute l'idée d'adaptation.
Kaki n'admet donc pas qu'il ait adapté ses textes à partir d'œuvres extérieures. Il s'insurge contre cette idée alors que les œuvres dramatiques ne sont finalement que le produit d'autres textes antérieurs. Il préfère parler d'emprunt et de recréation. Il s ‘explique ainsi dans un texte de présentation de sa pièce, Mesrah el Garagouz : «C'est alors qu'éprouvant le besoin d'être nous-mêmes, nous nous sommes mis en quête d'un mode d'expression qui fût nôtre. C'est un voyage bien fantaisiste que nous entreprenons aujourd'hui. Nous sommes allés à Venise chercher une pièce d'un dramaturge qui a écrit pour la commedia dell'arte, Il signor Carlo Gozzi, et cette pièce s'intitule, L'Oiseau vert. Il signor Gozzi a vécu au siècle de la piraterie et l'histoire de L'Oiseau vert n'est autre qu'un conte des Mille et Une Nuits. Le passé comme le 18ème siècle avait permis au vénitien de régionaliser (pour les besoins d'une certaine dramaturgie) ce conte arabe que nous lui reprenons (pour les besoins d'une dramaturgie algérienne). Il est certes vrai que ce n'est pas seulement le conte que nous lui reprenons mais c'est aussi la trame dramatique. Le voleur est volé. Justice est faite. Nous avons créé Diwan el garagouz, c'est à dire que cette pièce n'est ni une traduction ni une adaptation.»
Kaki a raison d'insister sur le fait évident qu'une adaptation n'est tout simplement qu'une recréation, une nouvelle production. L'auteur peut prendre de grandes libertés avec le texte-source et le transformer à sa guise en fonction de ses objectifs. Il peut reconsidérer de manière radicale et intégrale le texte initial, reprendre sa démarche dramaturgique, ajouter ou supprimer des scènes ou d'autres éléments et condenser le récit. Ainsi, la question de la définition et de la détermination du champ de l'adaptation pose problème dans la mesure où tout texte est le produit de centaines d'années d'art dramatique et de littérature. Quelle est la frontière entre adaptation et actualisation, «création» et «recréation» ? Cette fragilité définitoire place la question de l'emprunt au devant d'une actualité flasque. Comment devons-nous, par exemple, considérer les textes de Bertolt Brecht ? Avec Kaki, la question reste posée. En reprenant «L'Oiseau vert» de Carlo Gozzi ou «La Bonne âme de Sé-Tchouan» de Bertolt Brecht, il faisait un travail d'adaptation. Même s'il rejetait continuellement cette idée. Kaki, n ‘avait fait, en fin de compte qu'adapter ces deux pièces. Emprunter la «trame dramatique», c'est reprendre tout bonnement la structure d'ensemble du texte dramatique. Nous avons donc affaire à une adaptation pure et simple. Même si nous considérons tous les textes dramatiques comme des adaptations à des degrés divers. Ici, Kaki part de deux textes dont la présence est explicite. Ses pièces sont aussi traversées par des traces implicites d'autres textes et d'autres réalités culturelles. Nous ne comprenons pas pourquoi Kaki s'était toujours insurgé contre l'idée d'adaptation. Pour lui, le mot était peut-être chargé d'un caractère péjoratif. Ce regard minorant est surtout produit par la relation entretenue avec la «création» considérée comme un espace mythique et idéelle, sans ascendance ni passé.
Tout texte porte des traces implicites d'autres lieux artistiques et des éléments explicites souvent revendiqués par l'auteur. Ainsi, Kaki empruntait un grand nombre de matériaux dramatiques à la tragédie grecque (essentiellement Eschyle) et à la culture orale et réemployait souvent les poèmes de Si Abderrahmane El Mejdoub, un poète populaire qui inspira également l'homme de théâtre marocain Tayeb Saddiki. D'autres bardes populaires comme Ben Khlouf, Ben M'saib ou Mostéfa Ben Brahim ont profondément marqué l'auteur. L'apport de ces poètes à l'écriture dramatique est considérable. Ainsi, la langue est parfois versifiée et traversée par un rythme et une musique particulière. On ne peut parler de Kaki sans évoquer la place de la poésie populaire dans son écriture comme on ne peut ignorer l'apport de Henri Cordereau dans sa formation, notamment dans sa relation avec la littérature orale.
Nous retrouvons le meddah, le chœur et le chant dans de nombreuses pièces de Kaki. Le meddah possède les mêmes caractéristiques que le coryphée. Il relance, décélère et accélère les actions et raconte les événements tout en participant à la disposition spatiale. Il provoque une sorte de distance avec le spectateur qu'il interpelle et pousse à la participation. Le chœur joue aussi ce rôle de catalyseur du récit. Les fonctions du conteur subissent un glissement sérieux et déplacent les réseaux sémantiques tout en s'enrichissant avec la mise en oeuvre des attributs du coryphée et du chœur qui s'intègrent dans le discours théâtral global. Cette association d'éléments provenant de divers univers dramatiques donne paradoxalement au texte une certaine unité et produit un texte original. Certes, la structure théâtrale (européenne) est dominante, mais il réussit la gageure d'inclure des éléments, à première vue, incompatibles.
Chez Kaki, la littérature orale et les éléments tirés du théâtre (Eschyle, Brecht…) se rencontrent pour mettre en forme un texte ouvert, non clos qui ne craint pas de prendre en charge des espaces apparemment dissemblables. Mais il reste que les résidus de la littérature orale s'intègrent dans le discours théâtral et perdent leur identité en obéissant au primat de l'appareil théâtral (européen). Le risque de voir le meddah vêtir les oripeaux conventionnels du comédien de théâtre est inévitable. Mais l'expérience est intéressante, d'autant plus que Kaki avait cherché à mettre en œuvre un travail original qui associerait les traces de plusieurs cultures. Cette tentative aurait eu une autre dimension si Kaki qui, d'ailleurs, en était conscient, avait quitté les lieux conventionnels. Son travail s'arrêtait presque exclusivement au niveau de l'agencement du syntagme narratif.
Ses textes posent le problème de l'adaptation et de l'écriture syncrétique qui caractérise le fonctionnement de nombreux textes dramatiques maghrébins, arabes et africains. Ainsi, l'auteur met côte à côte des éléments dramatiques tirés de divers univers culturels et leur permet en quelque sorte d'entretenir un dialogue permanent. Cette manière de faire associe deux réalités culturelles qui, certes, s'entrechoquent et s'enchevêtrent pour donner vie à un texte essentiellement marqué par le discours théâtral conventionnel. Le signe théâtral acquiert une nouvelle dimension et se retrouve travaillé par deux univers culturels qui contribuent à l'élaboration du sens et à la mise en œuvre du discours théâtral global. Ainsi, le signe «primaire», celui de la culture originelle n'en est un, c'est-à-dire définitivement construit, qu'au moment où s'effectue la réalisation concrète, ce qui donne lieu à la formation du signe «global».
Le théâtre d'Ould Abderrahmane Kaki se caractérise donc par la mise en condition de plusieurs signes. Comment s'opère l'élaboration du sens et la construction du discours global ? C'est à travers l'interrogation des éléments «médiateurs» que nous comprendrons peut-être les tenants et les aboutissants d'un choix esthétique qui reste prisonnier des espaces conventionnels de la représentation. Kaki savait que son expérience ne pouvait aboutir que s'il ne questionnait pas tous les éléments essentiels de la représentation. Le lieu est l'espace privilégié de toute cette investigation parce qu'il interpelle obligatoirement un autre univers aussi sensible, la réception. Toutes ces recherches sur l'intégration dans l'écriture théâtrale des formes littéraires et spectaculaires populaires visaient naturellement à atteindre le grand public, souvent réfractaire au théâtre. Comment arriver à séduire les spectateurs ? N'est-il pas utile de les toucher en utilisant les signes de la culture populaire. Ce n'est pas sans raison que Kaki réemployait le meddah, le chant et la poésie populaire. Aussi, cherchait-il à provoquer une forme de reconnaissance, un déclic qui les pousse à découvrir le théâtre à travers les signes de leur propre culture.
Ces pièces apportent un certain nombre d'éléments d'informations sur cette crise, cette tension qui marque l'écriture dramatique et parfois la neutralise, lui retirant son terreau, l'aspect spectaculaire. Ould Abderrahmane Kaki s'intéressait énormément à la littérature orale et à la tragédie grecque. Il lisait beaucoup. Il a en quelque sorte touché à tous les genres et à tous les registres. Sa formation sous la direction du Français Cordereau lui permet de se familiariser avec les techniques d'écriture et de plonger dans la «tradition» populaire. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'on retrouve dans son théâtre des résidus de toutes ses expériences passées. Il réussit surtout à «marier» trois structures dramatiques, apparemment éloignées l'une de l'autre : formes populaires, Eschyle et Brecht. C'est un théâtre «syncrétique» paradoxal associant deux entités dramatiques différentes.
La littérature orale constituée essentiellement de contes et de poèmes populaires fournit à Kaki un matériau dramatique de première importance. La structure de ses pièces obéit à double logique narrative : la forme circulaire du conte et la structure théâtrale. Le récit s'inspire souvent de la légende populaire et puise dans la saga poétique orale ses images, ses paraboles et ses métaphores. Ben Khlouf, Ben M'saib, Khaldi, Sidi Abderrahmane el Mejdoub et Mostéfa Ben Brahim contribuèrent à enrichir sérieusement la langue de l'auteur et à lui donner une indiscutable dimension poétique. Ainsi, les mots obéissent à une certaine musique interne et à un rythme précis. A côté de l'usage des formes dramatiques populaires, l'auteur recourt à des techniques empruntées à différents types de théâtre : tragédie grecque, la comédie de Plaute, Molière, drame élisabéthain, Artaud, Absurde et Brecht. Son texte est en quelque sorte un lieu où se retrouvent agencés plusieurs procédés dramatiques qui donnent au discours une dimension plurielle. Ce qui caractérise Kaki, c'est sa maîtrise de l'écriture dramatique et sa capacité de regrouper ensemble plusieurs expériences dramatiques souvent considérées comme incompatibles. La forme se révèle ouverte, se compose et se recompose pour produire une structure «syncrétique».
L'usage du conteur sert à mieux éclairer les lecteurs-spectateurs sur les intentions, les différentes péripéties du récit et l'itinéraire des personnages. L'histoire ne se fonde pas, comme dans l'écriture dramatique, sur une linéarité ou une progression continue d'une courbe dramatique, mais est marquée par une certaine fragmentation du récit en séquences relativement autonomes qui concourent à l'élaboration du discours théâtral global. Kaki a été un véritable maître réussissant à proposer un autre théâtre, différent qui a ébloui le Che qui a assisté un certain jour de 1962 dans l'actuelle salle Atlas à sa pièce «132 ans».


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