« Je vis en Occident depuis 35 ans, j'ai appris, j'ai enseigné, j'ai donné des conférences dans la plupart des universités ; j'ai écrit des articles sur le Moyen-Orient dans ses journaux (occidentaux), j'ai participé en tant que débatteur dans la plupart de ses stations télévisées en sus de centaines de conférences et colloques politiques. J'en suis sorti avec une conviction ancrée qu'il n'existe pas de politique improvisée, que les politiques et les guerres stratégiques se font sur la base d'une action et d'une planification rigoureuses et non sur une base réactive. Qu'il y a une vérité ancrée chez la plupart des experts occidentaux est que les Arabes sont faciles à berner et qu'il est aisé d'exploiter leur faiblesse et susciter les divisions parmi eux, sur une base confessionnelle et ethnique. Il suffit de se rappeler que la plus importante faculté à l'université de Londres des études orientales et africaines a été créée pour étudier les tribus et les ethnies arabes et à préparer les dirigeants anglais pour les colonies arabes ». Palestinien, patron du journal Al-Quds Al-Arabi qui paraît à Londres, Abdelbari Atwan a écrit, hier, un éditorial quasi testamentaire. La révolte des populations contre les régimes dictatoriaux et autocratiques est légitime, dit-il, elle est même tardive. Mais - car il y a un mais - ces révoltes, au-delà de la sincérité des acteurs arabes, sont prises en charge de manière maximale par ceux qui sont les plus préparés à cela. Ce ne sont pas les sociétés arabes, infantilisées par des décennies d'autoritarisme et travaillées par une réponse exclusivement religieuse, qui sont les mieux armées dans ce nouveau grand jeu stratégique au Proche-Orient. Ces sociétés ont soit des élites religieuses à l'esprit souvent obtus et naïf ou des élites expatriées modernes qui sont déjà dans des jeux mondialisées et pour qui la dimension «nationale» relève des vieilleries. Le constat testamentaire d'Abdelbari Atwan tient probablement au fait que ces deux élites, en conflit dans les Etats nationaux, sont en train de faire jonction. Chose frappante dans le cas de la Syrie. Alors que de l'intérieur du pays, des minorités s'inquiètent du sort qui leur sera réservé dans l'après-Assad, des opposants, à l'extérieur, issus de ces minorités, crient au complot du régime à chaque fois que la question est évoquée. Plus préventifs - car cela relève de la planification pas de la «réaction» -, les médias occidentaux évoquent régulièrement, sans forcer, ce thème de l'insécurité des minorités ethniques et religieuses. Et pour cause, l'objectif stratégique des Occidentaux est un remodelage des Etats de la région en une multitude d'entités ethno-religieuses. La balkanisation, rappelle Atwan, a été ouvertement préconisée par l'historien Bernard Lewis, maître à penser des néoconservateurs, après la chute du Chah en Iran. C'est cette idée centrale qui est mise en œuvre selon Abdelbari Atwan par ceux qui se sont les plus outillés pour profiter des nouvelles révoltes arabes. L'analyse du directeur du journal Al-Quds, qui est sans pitié pour le régime Al-Assad, s'alimente à l'expérience historique de plus d'un siècle d'histoire et d'histoires. Cela va de l'épisode de Mac-Mahon proposant, déjà, la révolution arabe contre les Turcs au Chérif de La Mecque aux accords de Sykes-Picot à la guerre contre l'Irak (dont la division en trois entités est une réalité que ne recouvre pas la fiction de l'Etat irakien). Et bien entendu, il ne croit pas un instant que les dirigeants arabes qui participent avec enthousiasme à l'alliance des «amis de la Syrie» aient une idée des intentions occidentales pour la région et son avenir, ni de ce qu'elle sera dans dix ans ou 20 ans. Pourquoi évoquer, ici, l'article d'Atwan ? Parce que ce journaliste en immersion en Occident sait que toute réflexion stratégique est très rapidement étouffée sous le label méprisant de la «théorie du complot». Lequel est reproduit sans réflexion par nos modernes pour qui toute réflexion sur l'intérêt national et de mise en cause de l'altruisme présumé des Occidentaux ne serait qu'une défense de l'ordre autoritaire. La lecture d'Atwan est un exercice de salubrité mentale même si le constat est désespérant.