L'apartheid a été politiquement vaincu en Afrique du Sud, il est malheureusement vivace au niveau économique et social. La scène, sidérante, de policiers tirant à balles réelles sur des mineurs en grève - 34 ont été tués - pose de graves questions. La sagesse de Nelson Mandela qui a géré le premier gouvernement postapartheid a été louée. Elle a permis de rassurer les Blancs et de préserver les atouts économiques du pays. Nelson Mandela, qui a passé la main après un mandat, a pleinement réussi. Le problème est que ce qui ne devait être qu'une étape devient une situation durable. La fin de l'apartheid est sans grand prolongement dans les domaines économiques et sociaux. On a certes l'émergence d'une classe politique et d'une petite classe moyenne noire, mais les millions de laissés-pour-compte sont toujours là. Pour eux, l'apartheid est une réalité qui n'a pas été fondamentalement bouleversée par l'avènement de l'ANC au pouvoir. La «vie de l'Africain est plus bon marché que jamais», écrit The Sowetan. Des efforts ont été menés mais insuffisants pour faire évoluer les structures économiques. Les richesses économiques du pays restent largement entre les mains des Blancs. Il y a un hiatus évident entre les espérances apportées par l'abolition de l'apartheid au début des années 90 et la réalité des inégalités économiques et sociales. Ces inégalités se superposent à la «hiérarchie raciale» officiellement abolie et créent une tension permanente. Le massacre de la mine de platine de Marikana, propriété d'une compagnie anglaise, rappelle cruellement les épisodes sanglants du régime de l'apartheid. Il serait vain de le nier. Julius Malema, ex-leader de la ligue de jeunesse de l'ANC, a beau être accusé de faire dans le «populisme» et d'exploiter l'affaire contre le président Jacob Zuma, à quelques mois du congrès de l'ANC, certains de ses constats n'ont rien de farfelus. «Beaucoup de gens mourront pendant que nous lutterons pour la liberté économique», a-t-il clamé devant des milliers de mineurs. Cette «liberté économique» qui aurait donné tout son sens à la fin de l'apartheid, c'est ce qui manque le plus. Il n'est pas nécessaire que «beaucoup de gens meurent» pour changer les choses. La police doit apprendre à gérer des situations de conflit social en évitant de recourir trop facilement à la gâchette. C'est un aspect «technique» et il est incompréhensible que dans un pays dirigé par l'ANC le réflexe de policier de l'apartheid puisse continuer à prévaloir, même si la police est dirigée par une Noire. Au-delà de cet aspect, l'Afrique du Sud ne peut plus continuer à rester bloquée dans la première phase de la transition. Il y a, à défaut d'une «révolution» économique et sociale, une sérieuse réforme à engager. L'ancien président Thabo Mbeki, homme de grand talent politique, a été rattrapé par la question sociale. Il a été contraint de passer la main en raison de son inertie vis-à-vis de l'organisation économique en place. Jacob Zuma qui l'a remplacé avait entamé son pouvoir par des promesses sociales. Dans les faits, au-delà du discours, les choses n'ont pas changé. Le massacre de Marikana le rattrape à son tour. Il tente, par des gestes symboliques (il a décrété un deuil national d'une semaine), d'absorber le choc. Il reste que l'Afrique du Sud ne peut se contenter de symbole alors que 40% au moins de la population vit au-dessus du seuil de pauvreté (40 euros par mois). Les aspects grossiers de l'apartheid ont peut-être disparu, ses aspects profonds sont toujours là. La gouvernance de l'ANC peut-elle continuer à retarder le moment, inéluctable, où elle devra affronter l'ordre économique, toujours vivant, de l'apartheid ?